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NEDJIB AYACHI, PRÉSIDENT FONDATEUR DU MAGHREB CENTER, À L’EXPRESSION

«Les peuples arabes sont arrivés à saturation»

Nedjib Ayachi est le président fondateur du Maghreb Center, un think-tank basé à Washington DC aux Etats-Unis, regroupant des universitaires américains et nord-africains installés aux Etats-Unis, spécialisés dans les questions politiques et économiques relatives aux pays du Maghreb. M.Nedjib a bien voulu livrer aux lecteurs de <I>L’Expression</I> l’analyse que fait ce think tank américain de ce qui se passe actuellement sur la scène sociale et politique dans le Monde arabe.

L´Expression: La quasi-totalité des pays arabes se sont rebellés contre leurs régimes. Quelle lecture faites-vous de cette situation?
Nedjib Ayachi: Les peuples de bon nombre de pays arabes, en particulier les jeunes qui en font partie, sont réellement excédés par la situation dans laquelle ils vivent, caractérisée par un manque flagrant de libertés publiques et de respect des droits de la personne avec tout ce que cela implique d´atteinte à la dignité humaine; le chômage et le manque de perspectives d´avenir, la corruption, l´inflation, le manque d´équité; des gouvernements incapables et illégitimes, etc. Cette situation n´a que trop duré. Ces peuples sont arrivés à saturation et la moindre étincelle a suffi à déclencher les révoltes (révolutions dans certains cas) auxquelles on assiste. Cette étincelle a été provoquée par la crise mondiale avec ses répercussions sur les économies périphériques et dépendantes du Monde arabe et est venue de la Tunisie. Les peuples arabes se sont avérés beaucoup plus conscients, politiquement conscients, je dirais même, beaucoup plus mûrs, que ne l´avaient imaginé leurs gouvernements et nombre d´observateurs. Je crois qu´on assiste enfin au réveil des peuples arabes qui souhaitent à présent maîtriser leur destin. Dans le cas de la Tunisie par exemple, on pourrait même dire qu´on assiste à la deuxième et peut-être dernière phase du processus de réalisation de l´indépendance nationale, qui voit le peuple se prendre en charge, vouloir établir les institutions qui lui permettraient de s´autogouverner, c´est-à-dire instaurer la démocratie... En tout cas, rien ne sera plus comme avant dans le Monde arabe, même si le processus de démocratisation, de réappropriation par les peuples de la maîtrise de leur destin auquel on assiste actuellement, prendra du temps, connaîtra des hauts et des bas et devra s´adapter aux conditions spécifiques de chacun des pays qui constituent ce Monde arabe.

Les think tanks américains, dont vous faites partie, ont-ils prévu ce genre de situation?
Non, ils ne l´ont pas prévu, car la plupart des think tanks américains, s´agissant du Monde arabo-musulman, sont restés obnubilés par l´Islam politique, par l´étude de l´islamisme ainsi que des déterminants soi-disant culturels de ce qui a pu être perçu comme la stagnation des peuples arabo-musulmans, de «l´exception arabe». Ils n´ont pas voulu prendre en considération d´autres facteurs biens plus importants à mes yeux, c´est-à-dire ceux de type socio-économique et politique qu´on voit à l´oeuvre aujourd´hui.

Comment expliquer le fait que ces révolutions soient menées grâce aux réseaux sociaux dans des pays où le taux de pénétration de l´Internet demeure assez faible?
Je ne suis pas tout à fait d´accord quant à la faiblesse du taux de pénétration de l´Internet. D´après les statistiques établies par «Internet World Stats», dans le cas de la Tunisie où ce mouvement de protestation a débuté, le taux de pénétration de l´Internet est relativement élevé, puisqu´il est de l´ordre de 34%, de 21% en Egypte, ce qui n´est pas si mal; quant à l´Algérie, il est vrai qu´il est plutôt bas, avec seulement 13%.

Dans ce vent de contestation, les islamistes se sont faits très discrets. A votre avis à quoi obéit ce silence? Pensez-vous qu´ils vont se redresser une fois la tempête passée?
Je pense que d´une manière générale, l´islamisme a perdu de son attrait, en tout cas sous sa forme radicale. L´islamisme qui aujourd´hui a la faveur des peuples musulmans, est plutôt celui à la turque, qui accepte les règles du jeu démocratique et la nature laïque de l´Etat. Ceci est dû en partie à ce qui s´est passé en Algérie durant la décennie 1990, à la situation en Iran où un régime islamiste n´a pas pu répondre aux attentes de son peuple, et aux attentats du 11 septembre 2001, ainsi qu´à d´autres actions de ce type. Je pense aussi que plus les gens deviennent informés, éduqués, plus ils accèdent au statut de classe moyenne, moins ils se retrouvent dans l´islamisme, surtout de type radical. Les jeunes qui ont lancé le mouvement de protestation en Tunisie, en Egypte et ailleurs, ne l´ont pas fait pour des raisons liées à l´islamisme, mais pour les raisons exposées dans ma réponse à votre première question. D´autre part, ces jeunes ne souhaitent pas passer d´un système autoritaire laïc à un système autoritaire d´inspiration religieuse. Cela ne veut pas dire qu´ils s´éloignent de la religion, mais ils veulent établir une claire séparation entre religion et politique. Ceci dit, l´établissement de la démocratie dans les pays arabo-musulmans permettra bien sûr aux islamistes de pouvoir militer et recruter au grand jour, mais ils seront mis en concurrence très sérieuse avec d´autres courants politiques influents de type laïc, ce qui ne pourra que les inciter à jouer le jeu de la démocratie et de la modération. Bien sûr, d´autres scénarios de nature antidémocratique ne sont pas à exclure, il faudrait examiner les choses au cas par cas...

Des observateurs soutiennent que ces manifestations sont télécommandées à partir de Washington et ne sont qu´une version revue et corrigée du projet du Grand Moyen-Orient.
En général, les Etats-Unis préfèrent les situations de stabilité politique dans le monde, en particulier dans la région Moyen Orient-Afrique du Nord, on ne peut donc pas les imaginer orchestrer des manifestations populaires dans le Monde arabe. De toute façon, les raisons qui ont poussé les peuples arabes à la révolte et à la révolution leur sont propres, ce sont celles que j´ai évoqué plus haut.

N´est-il pas scandaleux que les Etats-Unis d´Amérique appuient les manifestations dans la rue arabe et ferment l´oeil d´une manière désarmante quand l´armée israélienne casse du Palestinien.
En fait les Etats-Unis font souvent des reproches aux Israéliens quant à leur comportement vis-à-vis des Palestiniens. Ce qu´ils ne font pas, ou plutôt ce qu´ils ne peuvent pas faire pour des raisons entre autres de politique intérieure, c´est faire des pressions de manière très sérieuse sur les Israéliens pour que ce comportement cesse.

Vous croyez aux révolutions dupliquées, style copiées-collées?
Non, comme je l´ai laissé entendre, chaque cas est un cas particulier, chaque pays possède ses spécificités historiques, sociales, politiques, économiques, géostratégiques particulières, bien qu´il y ait des caractéristiques et éléments communs. Chaque pays accèdera à la démocratie selon sa propre trajectoire.

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