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Tassadit Yacine, anthropologue et membre de l'Accademia Ambrosiana de Milan, à L'Expression

«La langue amazighe n'avait pas à rougir de son statut»

L'Expression: Au début de ce mois de février, vous avez été admise comme membre de la prestigieuse Accademia Ambrosiana de Milan (classe Studi africani). C'est pour vous une consécration ou un juste cheminement des choses?
Tassadit Yacine: Dans ma position, il est difficile de ne pas reconnaître que c'est une véritable consécration dans la mesure où il est difficile de donner toute sa place à ce travail dans les pays directement concernés. Vous le savez, comme moi que, dans ce champ d'études ce n'est pas évident de rendre visible un objet d'étude mis à l'écart pour des raisons historiques et politiques y compris dans le monde académique.
Dans ce temple de la science, la recherche passe pour être neutre, scientifique, elle l'est fondamentalement, dans le principe, mais, en réalité, elle n'est pas valorisée de la même manière selon les pays, les époques, les langues et le domaine d'étude. Malgré tout l'intérêt que l'on peut porter à certains objets, ils ne sont pas classés de la même façon. Quelqu'un qui travaille sur la grande littérature arabe «classique» n'aura pas la même considération que celui qui travaille sur la littérature orale des Hauts-Plateaux ou de Kabylie. Ce n'est pas seulement la qualité du travail, c'est surtout la catégorie dans laquelle on vous situe. Même si je fais de l'anthropologie comme mes collègues, dans la pratique je suis toujours renvoyée aux groupes sur lesquels j'étudie, des groupes minorés, marginalisés, modestes dans leur grande majorité surtout ceux qui sont restés dans les montagnes.
Le chercheur est perçu en fonction du statut des populations auxquelles il s'intéresse. S'agissant des immigrés en France, Abdelmalek Sayad aimait répéter qu'il travaillait sur un objet ignoble par opposition à des objets nobles. L'ignoble, représente dans la vision commune l'immigré, «inculte», «marginalisé» et le noble, c'est évidemment les catégories sociales aisées, légitimes à paraître et à occuper le devant de la scène. La dimension symbolique est importante.

Vous avez travaillé aux côtés du chantre de la culture amazighe, Mouloud Mammeri et du monstre sacré de la socio-anthropologie, Pierre Bourdieu. Ce sont des moments marquants dans votre parcours?
Oui, ça a été le cas surtout que rien n'a été programmé. Ils ont été encourageants, car il n'y avait pas beaucoup de chercheurs. Nous nous comptions sur les doigts d'une main. Étudier le tamazight n'était ni légitime, ni valorisant. Il fallait accepter une certaine forme de marginalité. Mon parcours comme beaucoup de ma génération a été chaotique. J'ai commencé par étudier les groupes immigrés espagnols en Algérie au XIXe siècle.

La manière avec laquelle ils ont été traités par la politique coloniale avait attiré mon attention. Infériorisés, rejetés parce qu'ils parlaient leur langue d'origine (l'espagnol) et la manière brutale avec laquelle on a essayé de les «franciser», de les assimiler, m'a permis de comprendre la domination linguistique et culturelle. J'avais compris la relativité du statut des langues: la langue française par exemple n'était pas universelle, elle exerçait un rapport de force parce que des conditions politiques et sociales lui étaient favorables. Il faut revenir au XVIe siècle pour se rendre compte que la langue de Cervantes dominait davantage le monde que le français. Charles Le Quint disait qu'il avait un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. À cette même période le rapport de forces était favorable à l'espagnol et non au français.
C'est à partir de là que j'ai compris qu'il n'y avait pas de langue supérieure ni de langue inférieure, elles avaient toutes le même statut mais ce sont les conditions politiques qui sont différentes. Quel n'a pas été mon étonnement lorsque j'ai appris que la langue arabe était placée au second plan en Iran et en Turquie par rapport à la langue officielle du pays. C'est à partir de là que j'ai saisi que le tamazight langue orale n'avait pas à rougir de son statut, car elle était sur un même pied d'égalité que n'importe quelle langue écrite. De plus, elle avait pour elle l'Histoire. Langue très ancienne qui a connu l'écriture (le libyque) avant de réfugier uniquement dans l'oralité dans le Nord. Mais cette oralité est intéressante car elle véhicule une culture millénaire qu'elle a su préserver de la perte, de l'oubli.
Cette réflexion a surgi un peu avant le printemps berbère, ce qui sera à l'origine de ma détermination à montrer qu'en réalité il n'y avait pas de différence entre les langues orales et les langues écrites, que le tamazight en Algérie n'avait pas à être marginalisé mais à être valorisé, car il était porteur d'une mémoire historique, d'une culture qui définissait toute l'Afrique du Nord et que l'on a négligée. J'ai conscience que l'Algérie en refusant de la reconnaître allait vers des conflits inutiles et surtout qu'elle acceptait l'amputation d'une grande partie de son histoire, de son identité ignorant ainsi que cette région était le phare du monde. La Méditerranée représentait alors le monde.

Votre proximité avec ces deux hommes a été certainement perlée d'anecdotes... Voulez-vous nous en raconter quelques-unes ou même nous faire part de quelques confidences...?
Je n'ai pas de confidence à faire. Sauf que Mammeri, me voyait comme la personne toute désignée par les évènements pour travailler sur une région peu étudiée et que, selon lui, «j'avais toutes les capacités à me charger de cette véritable mission», car j'étais livrée à moi-même et surtout à contre-courant dans le contexte d'alors. La recherche sur le monde amazigh n'étant pas légitime, il fallait prendre sur soi pour collecter, écrire, publier. C'est ce que j'ai tenté cahin-caha.
Il fallait que «la petite dame s'occupe de la revue»: c'est ainsi que Bourdieu m'avait désignée pour la prise en charge d'Awal. À mon époque, on exécutait sans rien dire. C'est comme ça que l'aventure a commencé. En dehors de Mammeri et de Bourdieu, il y avait d'autres intellectuels, écrivains qui avaient compris la nécessité d'étudier ce champ d'études comme Kateb Yacine, Rabah Belamri ou Mohammed Dib. J'ai eu la chance de côtoyer ces grandes figures qui furent de grands soutiens.

De par vos travaux, vos recherches et vos conférences sur la culture berbère, comment évaluez-vous la situation de cette même culture aujourd'hui, surtout que vous avez fait partie du premier noyau de chercheurs intéressés par l'investigation scientifique?
Par rapport aux années 80, il y a une réelle avancée. Il y a des travaux, des ouvrages, des thèses...cela fait plaisir, c'est évident. La reconnaissance de la langue amazighe a constitué une grande avancée, le tabou est levé, c'est important. Mais est-ce suffisant? Je ne crois pas. Il reste beaucoup à faire, c'est un champ immense et d'une richesse inouïe qu'il faut absolument développer. Malheureusement, il y a un manque drastique d'encadrement, d'outils de recherche, de documentation. C'est très insuffisant. Avec l'adoption de l'anglais, cela va dérouter les jeunes chercheurs et étudiants, car toute la documentation est en français. Cela va être catastrophique!

Il y a un débat mémoriel sur la période coloniale qui se trouve souvent bloqué. Comment dépasser tous les écueils et «solder les comptes mémoriels» entre l'Algérie et la France?
Je crois avoir donné mon avis sur ce débat mémoriel, l'année dernière. Je pense que c'est important. C'est une heureuse initiative, mais il ne suffit pas d'en parler, mais d'y travailler aussi bien en Algérie qu'en France, à condition d'avoir les mêmes moyens, les mêmes conditions de travail de part et d'autre de la Méditerranée.

La revue Awal créée par Mammeri et soutenue par Bourdieu, dont vous avez été la cheville ouvrière a toujours peiné à exister et continue encore à avoir des problèmes financiers et de collaboration humaine. À quoi cela est dû? Parlez-nous des difficultés que vous rencontrez régulièrement pour son édition?
Ce sont des problèmes de revue en général et celle d'Awal en particulier pour des raisons évidentes. Awal est une revue indépendante, autonome et pour cela, elle paie sa liberté. Hormis le fait que les revues se vendent mal et on n'arrive pas à récupérer les frais d'édition d'une part et d'autre part, c'est une revue scientifique peu accessible au lecteur moyen, qui doit être soutenue en principe par une institution, une université, un centre de recherche, un ministère et qui ne l'est pas.
Le public algérien ne lit pas beaucoup malheureusement. Alors on continue avec les moyens du bord. Nous en sommes au numéro 46. Le prochain sortira sous forme de livre chez Koukou. Il est consacré à Mouloud Feraoun.

Pour terminer, on va interroger la fille de chahid que vous êtes et ce parcours hors norme...
Je pense que l'exécution de mon père un 16 février 1956 jeté sur une place publique pour l'exemple n'a pas été étranger à ma détermination. Ça a été formateur à plus d'un titre. À 6 ans, l'enfant comprend ce qu'est la dignité, ce qu'est l'injustice, le rapport de forces. Pendant la guerre, on est livré à soi-même et on se construit envers et contre tout. C'est ce qui m'est arrivé comme beaucoup de filles et de garçons de mon âge ayant vécu pendant cette guerre. On a compris sans comprendre et toute sa vie on recherche la vérité et on combat l'injustice et l'indignité. Je ne sais si c'est la même chose pour les autres mais ça a été mon cas.
Lorsqu'on regarde en arrière, il y a près de 70 ans, on se demande avec fierté et tristesse à la fois comment une tribu entière (et ce n'est pas la seule!) où tous les hommes décédés (23 dans le hameau auquel j'appartiens) et 900 dans l'ensemble et beaucoup ont défendu ce pays dans leur langue maternelle, dans leur culture ancestrale et qui ne reconnaissent pas les valeurs pour lesquelles ils se sont sacrifiés. Alors on est triste! On se demande alors si nous vivons au même endroit et dans la même histoire. Voilà, j'espère que vous comprendrez pourquoi cette distinction est une consécration, pas pour moi, car au fond lorsqu'on travaille on le fait parce qu'il faut le faire et non pour être primé, mais pour ceux qui attendent d'être reconnus, attendent d'exister dans leurs langues, leurs cultures, leur histoire. C'est davantage les populations de mon pays, de mon terroir et de tout ce sous-continent, ce morceau d'Afrique millénaire qui en a besoin pour renouer avec son histoire pour être lui-même et ainsi à éclairer le monde comme il l'a été à des moments précis de son histoire.

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