La pieuvre

Mon ami Noureddine a un sacré caractère! Malgré la sympathie qu'il inspire par sa spontanéité et son franc-parler, il est défaitiste. Un rien le décourage. Au moindre petit obstacle rencontré sur le chemin, il renonce au projet qu'il s'est tracé. Il faut dire que la vie n'a pas été rose pour lui. Ayant débarqué dans la grande ville, sans connaissances, il s'est heurté à mille difficultés pour avoir une modeste petite place dans cette société qu'il qualifie de jungle. Alors, à la moindre contrariété, il s'exclame, il hoche la tête d'un air découragé et il soupire: «C'est normal! Il y a la maffia partout!». J'avais beau le raisonner, il n'en démordait pas. Et depuis que les affaires sulfureuses qui ont empoisonné la République sont remontées à la surface, il est reparti avec ses tirades sur la maffia. J'avais beau lui expliquer qu'il ne faut pas confondre bureaucratie, corruption et maffia, il s'entêtait à essayer de m'expliquer que la bureaucratie est la fille de la maffia et que la corruption n'était que la manifestation de l'existence de cette maffia. Il faut dire que le bonhomme a dû travailler son sujet, et comme tous les sujets qui tiennent à coeur, il s'était documenté considérablement. «Je sais que tu vas encore me sortir tes vieux clichés. Que la maffia n'existe qu'en Sicile. Que ce n'est qu'une perversion d'un mouvement indépendantiste qui s'est transformé en organisation criminelle qui s'enrichit grâce au racket et à toutes sortes de trafics et qu'elle a recours aux meurtres pour faire asseoir sa loi. Moi, je te réponds qu'elle est partout: de l'ile de Pâques jusqu' à celle de la Trinité en passant par le Vatican. Comment explique-tu alors le dernier scandale qui a éclaboussé l'entourage du pape. Il n'y a pas un centimètre carré sur terre qui échappe à cette terrible pieuvre. Tiens, la pieuvre. Ce n'est pas pour rien qu'on la compare à cet animal si intelligent et si plein de ressources. C'est à cause de ses tentacules. Elle les envoie partout et elle a l'oeil partout: elle voit tout, elle entend tout et elle a la main sur tout. Pour moi, la maffia, c'est tout d'abord un groupe de petits malins qui s'entendent sur une action donnée. Cela commence par une équipe qui fait un coup d'Etat contre un pouvoir et on ne sait jamais où cela finit. Faire un coup d'Etat contre un pouvoir légitime, c'est aller contre la loi et la maffia est justement contre la loi. C'est elle qui fait la loi et quand la loi ne l'arrange pas, elle la change. Elle change les règles du jeu dès lors que ceux d'en face les ont bien comprises. C'est la domination d'un petit groupe d'individus très actifs et entreprenants sur une majorité d'endormis et d'incapables. Ce petit groupe s'autorise ce qu'il interdit à la masse inconsciente. Je te donne deux petits exemples: l'interdiction de sortie du territoire à l'époque du socialisme spécifique. Pendant que l'immense majorité du peuple était enfermée ici pour l'empêcher de voir ce qui se passe ailleurs, d'autres voyageaient aux frais du contribuable. Tu te souviens des fameuses pénuries qui caractérisaient les pays socialistes? Eh bien, les petits malins se débrouillaient pour offrir à certains membres d'institutions bien sensibles d'avoir accès à des magasins bien fournis. Et c'est valable pour tous les secteurs d'activité: la santé, le foncier, les chantiers, les marchés publics, les comptes en devises, le logement, les attestations communales, le ciment, le sable, la pièce détachée... Rien n'échappe à sa cupidité. C'est la maffia qui a créé le parti unique et les votes truqués. C'est à l'occasion de l'enterrement d'un grand ponte que l'on peut mesurer ses ramifications: tous ces messieurs bien nourris avec des lunettes de soleil dans des voitures luxueuses...» Et autour, des gens en guenilles qui avalent tout ce qu'on leur raconte.