L'Expression

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Youssef Chebbi, réalisateur tunisien, à L'Expression

«La Tunisie nous nourrit et nous dévore»

Présenté à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes en 2022 et Étalon d'or de Yennenga au 28ème Festival panafricain et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) pour son film «Ashkal» cette année, le réalisateur Youssef Chebbi était invité récemment à la 18eme édition des Rencontres cinématographiques de Béjaïa où elle a eu l'honneur de projeter son film, «Eshkal» (Formes Ndlr), un thriller passionnant ayant trai,t à une enquête policière sur des personnes qui s'immolent pour des raisons inconnues, mystérieuses. Un film où le décor s'apparente à un temple cérémonial dans un espace géographique perdu, comme le sont sans doute ces âmes qui se jettent dans le feu et se consument à petit peu. Une image métaphorique, que le réalisateur a voulue authentique, peut-être pour provoquer les esprits mais sous une forme esthétique fortement fantastique, en faisant un pas à côté du réel pour mieux le cerner de loin. Rencontré aux RCB, Youssef Chebbi nous parle de son film et de son pendant la Tunisie d'aujourd'hui, sans doute en état de désenchantement pos- révolution...

L'Expression: votre film relève du cinéma de genre, en même temps cela nous renvoie à une atmosphère cauchemardesque de la Tunisie actuelle post-révolution, ça se passe souvent la nuit. Pourquoi cet aspect cauchemardesque?
Youssef Chebbi: Je pense qu'on peut parler du réel en invoquant le fantastique, la science-fiction ou le polar. Cela permet de plonger, en tout cas, pas directement dans le réel, mais de garder des distances par rapport à lui, de l'observer avec de la bonne distance justement. Sinon, la Tunisie peut s'apparenter pour moi à quelque chose de cauchemardesque. Elle nourrit autant qu'elle nous dévore. Je pense que quand j'ai fait ce film, j'étais un peu animé par ça, par ce sentiment d'être à la fois inspiré, mais consumé aussi, j'ai tenté d'équilibrer entre les deux. Le décor en lui-même est assez cauchemardesque en effet. On se sent épié par ces immeubles. On n'arrive pas à trouver ses repères dans cette ville. C'était un décor parfait pour perdre ces personnages à l'intérieur et perdre la raison d'ailleurs, car on ne sait plus se diriger, on ne sait plus quoi croire. Le seul personnage qu'on a accepté de ne pas comprendre dans l'écriture est celui qui les pousse à s'immoler. On ne le voit pas, on ne connaît pas son sexe, ce qui le motive, on ne l'entend pas. C'est un personnage qu'on interprète comme on veut. Ça peut être un destructeur, un sauveur, un prophète ou un faux prophète, un anarchiste, un terroriste. Ça dépend de là ou on se place, en terme de ce qu'on veut mettre selon sa propre expérience...c'est un film sur les obsessions aussi. Le fait d'être obsédé par les images et du coup, il fallait que ce film englobe ces sensations-là, de sorte que ça fasse «rêve éveillé» ou «cauchemar éveillé...»

Vous me tendez la perche en parlant de rêve et d'obsession, j y ai vu un peu le cauchemar d'une femme au-delà de Fatma et de Batal, la femme étant beaucoup plus habitée par cette enquête et d'après mes souvenirs, Bouazizi quand il s'est immolé, il venait de se faire humilier par une femme...
Oui, c'est ce qu'on dit. Mais ce n'est pas les remords de cette femme dont vous parliez que je brosse ici, non pas du tout. Ce qui est intéressant dans ce que vous dites est que la révolution aujourd'hui fait partie d'un récit national, d'un imaginaire collectif aussi. Chacun et chacune se racontent comment c'est commencé, qu'est-ce qui a déclenché cela etc. Même si il y a eu effectivement le geste de cette femme qui était aussi policière. Il y a en tout cas, en effet, l'idée d'un fantôme, de quelque chose qui revient c'est sûr. Mais je ne pense pas que ce soit intéressant de charger un personnage de remord. Fatma n'est pas là-dedans. Elle est plus dans un besoin de comprendre. C'est un personnage obsessionnel qui a besoin de comprendre ce qui cache les images et ne pas les prendre seulement comme un acte politique, facilement lisible, comprendre qu'il y ait autre chose, une autre vérité..

Le paysage est chaotique à l'image des personnages, leur intérieur est abimé. ils sont cassés, c'est comme ceux qui s'immolent parce qu'ils sont perdus, c'est une belle métaphore que cette correspondance entre la chair et le béton que vous avez sans doute voulu suggérer..Comment ce travail sur le plan esthétique a été conçu, réfléchi?
Oui effectivement. Il fallait réussir à donner de la sensibilité à ces immeubles en fait. À ces formes bétonnées, il fallait réussir à leur donner une sorte d'émotion, qu'ils soient sensibles, qu 'ils ne soient pas juste un décor qu'on utilise mais qu'ils soient un personnage à part entière. L'idée était de personnifier les immeubles en leur insufflant une sorte de mémoire, une sorte de cerveau. La Tunisie est composée en fait de prè de 50% d'immeubles vides. C'est le paysage de la ville, sauf qu'on ne le voit pas, on passe et on dit que c'est normal. Ces immeubles- là, composent presque la moitié du paysage urbain..il fallait donner l'impression qu'on était observé par ces immeubles-là. Je voulais que le film garde cette étrangeté. Quand on marche là-bas, on a l'impression d'être épié. Il fallait donner un point de vue à ces immeubles, même s'ils sont inanimés. En découvrant cet endroit, on a l'impression d'être dans un studio de cinéma à ciel ouvert. L'idée était de faire perdre les personnages là- dedans, dans un espace labyrinthique. De créer un contraste entre la taille humaine et ces énormes immeubles qui ressemblent à des temples. Aller chercher le mystère à l'intérieur de ces lieux...

Le feu est lui aussi doté d'un caractère bien spécial presque sacré, vivant...quel rôle joue t-il exactement?
L'idée c'était que je ne voulais pas du tout travailler sur l'immolation, uniquement d'un point de vue sociopolitique. En cherchant, j'ai croisé dans différentes civilisations le fait que le corps fasse un seul avec la flamme. Ça peut être une purification, différentes choses. Il y a un aspect spirituel, mystique ou religieux qui était très fort, et c'est en découvrant cela que je me suis autorisée à travailler sur ce motif-là. Il fallait qu'il y ait ce côté cérémonial comme ça. C'était important depuis le début.

Bravo pour la bande-son, la musique. Un travail laborieux et titanesque. Un mot là-dessus...
La composition est signée par un ami qui s'appelle Thomas Kuratli, il est suisse. Il connait bien la Tunisie. Il est venu jouer pas mal de fois, là-bas. Il est venu sur les décors et on a pris beaucoup de sons sur place. Ensuite, il a tout composé dans son studio, à partir d'instruments qu'il a recrés, d'objets récupérés, de plaques en métal, de brique, de tuyauterie et c'est ce qu'on entend dans le film, il n'a pas d'ordinateur. Tout est en acoustique, un travail artisanal. Il a créé une sorte de chantier pour illustrer cette musique d'ambiance que l'on écoute dans le film...

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