L'Expression

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Le professeur Ahmed Rouadjia à L’Expression

«Le Hirak est un fourre-tout»

Ahmed Rouadjia est professeur des universités, M'sila (Algérie). Il est directeur du Laboratoire d'Études historique, sociologique et des changements sociaux et économiques. Dans cet entretien, il analyse le long processus qui a fait naître le Hirak et sa topographie depuis son émergence à nos jours. Il ose pénétrer les dédales de ce Hirak avec un regard critique et académique en interrogeant ledit mouvement qui est qualifié par le professeur comme «fourre-tout».

L'Expression: Quelle analyse faites-vous du Mouvement populaire à son début, un certain 22 février 2019 et ce qui se fait maintenant en son sein?
Ahmed Rouadjia: L'analyse que j'en fait est que ce Mouvement populaire n'est pas né ex nihilo, et qu'il ne résulte pas d'une «génération spontanée» à la Darwin. Et la question qui nous vient immédiatement à l'esprit à son propos est celle-ci: pourquoi ce mouvement de protestation a-t-il surgi non pas durant le règne quasi monarchique de Bouteflika, mais juste après l'aggravation de sa maladie qui avait atteint son point d'acmé en février 2019, ce qui avait conduit, un mois plus tard environ, le chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, à déclarer que Abdelaziz Bouteflika était inapte à gouverner le pays? N'est-il pas à cette occasion précisément que fut réactivé l'article 102 de la Constitution, qui prévoit la déposition du chef de l'Etat en cas d'incapacité avérée à gouverner le pays? Ne peut-on pas imputer l'émergence de ce Mouvement populaire aux partisans de la restauration du système de Bouteflika, fondé sur la rente et la corruption tentaculaire? Ne peut-on pas, inversement, imputer l'irruption soudaine de ce mouvement de mécontentement populaire sur la scène politique aux adversaires de ce même Bouteflika, lesquels, lui en veulent de les avoir exclus des postes de commande de l'Etat (cas du général de corps d'armée Mohamed Mediene, alias Toufik)?
Dans tous les cas, le rejet du système politique et le mécontentement qu'il suscite chez de larges segments de la société civile ont toujours existé dans le pays et le Mouvement populaire de protestation né en février 2019 n'a été certainement pas le produit de circonstances spontanées ou fortuites, mais le résultat de la conjonction de facteurs divers dans lesquels se mêlent spontanéité et manipulation. Traversé de courants idéologiques antagoniques et d'aspirations fort opposées, ce Mouvement dit «populaire» devient à présent le réceptacle de tous les mécontents de la société politique et civile. On y trouve pêle-mêle des gens honnêtes, épris de justice et d'équité, et d'individus animés d'ambitions exorbitantes et d'arrière- pensées politiques. Des islamistes radicaux et «modérés» (MSP, Ennahda..) s'y trouvent également. Dit autrement, on y trouve aussi, côte à côte, les nostalgiques du système rentier de Bouteflika et ceux, intègres et vrais, qui entendent combattre les fondements de la corruption et de l'injustice sous toutes leurs formes.
La pluralité des intentions idéologiques de ce Mouvement «populaire» de protestation en fait un fourre-tout, ce qui ne lui permet point de se doter d'une stratégie politique cohérente et nettement dessinée. à présent, ce mouvement donne à lire et à voir un visage flou, oscillant entre la fronde pour la fronde et le carnaval, qui est une sorte de catharsis à la manière d'Aristote...

La sociologie politique est-elle nécessaire aujourd'hui pour disséquer les antagonismes et les dichotomies qui frappent de plein fouet le Hirak?
Naturellement. Mais d'abord, c'est quoi au juste la sociologie politique? Celle-ci se définit comme l'intelligence, des mentalités collectives et des conduites des gouvernants et des gouvernés dans une société humaine donnée. Cette notion fait appel à l'anthropologie, qui étudie le comportement et les représentations du monde de l'homme en société. Or, la sociologie politique appliquée, en l'occurrence, à l'Algérie, fait voir que le Hirak est prisonnier d'une conception partisane et dogmatique du monde qui ne s'accommode pas d'avec l'esprit de délibération et de la confrontation pacifique des idées. Les chauds partisans du Hirak, dont beaucoup sont issus du courant dit «démocratique» ou d'ex-militants de gauche (communistes, trotskistes, etc.) se comportent non pas en militants réfléchis, mais en sectaires, ce qui explique pourquoi le Hirak piétine et se déchire entre tendances idéologiques rivales... Telles sont les causes «anthropologiques» qui paralysent ce Mouvement populaire qui n'en est pas un, en vérité...

Qu'est-ce qui explique que le Mouvement populaire peine ou rejette d'emblée l'idée de la structuration?
Le rejet de la structuration renvoie à une vision du chaos du monde, et de l'action. Ce rejet masque aussi une stratégie secrète, mais implicite plutôt qu'explicite, des principaux meneurs du mouvement, stratégie consistant à cacher aux yeux de l'opinion publique et du pouvoir politique les alliances contre nature nouées entre des étiquettes idéologiques antagoniques (démocrates bariolés, communistes d'obédience stalinienne, trotskistes aigris, rescapés du gauchisme amer des années 80, islamistes dogmatisés et de tous acabits, sans oublier évidemment quelques inconditionnels du général éradicateur Toufik..).
Tout ce monde forme, en effet, une coalition hétéroclite et se donne pour nom le «Hirak», et pour objectif ultime: «Irouhou Ga3aa!» Mais par qui doit-on remplacer ces: «Irouhou Ga3aa!»? Nul ne le sait, et nul, parmi ces volontaires du changement de l'ordre politique, n'apporte la moindre réponse à cette question...
Il serait, dans ce cas, plus judicieux, de parler d'une nébuleuse que d'un «Mouvement populaire»...qui serait le Hirak...

Peut-on parler d'un enjeu à symétrie variable et contradictoire au sein du Hirak?
Il ne s'agit pas d'une symétrie qui renvoie, elle à la notion d'harmonie, mais à une géométrie variable qui, d'après la locution adverbiale française, «s'adapte selon les besoins ou les envies.» Comme je viens de le souligner, le Hirak est un fourre-tout, une nébuleuse, et en ce sens elle ne saurait être, autre chose, qu'un magma incohérent, dépourvu de cohérence et d'identité lisible....

Revenons au sujet brûlant de la pratique politique qui a trait à l'absence de l'élite comme force de réflexion et de proposition de paradigmes. Est-ce que le Mouvement populaire est victime d'une «élite» populiste et sectaire?
Il y a élite et élite. Il y a des élites politiques et des élites intellectuelles. Il y a des élites artistiques et des élites littéraires et journalistiques. De quelle élite doit-on donc parler aujourd'hui? L'Algérie abrite une foule d'élites.
Des créateurs, des intelligences. Les ressources de l'esprit et de l'imagination sont quasi infinies dans ce pays, et pourtant, nous voici en panne de projet politique consensuel et cohérent. Ce déficit trouve ses causes essentielles dans le dogmatisme culturel et dans l'intolérance qui caractérise la culture patriarcale et paternaliste de la société algérienne. Cette culture traditionnelle qui accorde, par ailleurs, la part du lion à l'esprit segmentaire, tribal ou sectaire, ne saurait s'accommoder d'avec l'esprit de délibération et d'alternance quant à la gestion démocratique des affaires de la cité.
Or, le Hirak tel qu'il se donne à voir et à lire est un Hirak soumis, malgré lui, au diktat du sectarisme idéologique des leaders autoproclamés...et parmi lesquels, se détachent des figures emblématiques de l'opposition politique dite démocratique, ou islamiste modérée ou pseudo...
Ceci explique pourquoi la partie saine du Mouvement de protestation populaire contre l'ordre établi se trouve contaminée par l'idéologie vicieuse et viciée des leaders autoproclamés d'un Hirak à géométrie variable...

N'est-il pas temps de revoir les conceptions et les méthodes qui font que le Mouvement populaire est l'otage d'approches disparates et hétéroclites au plan idéologique et politique?
Il n'appartient ni au journaliste ni au chercheur ni à l'expert «médiatique» de dire ou de suggérer la méthode appropriée ou supposée comme telle pour que «le Mouvement populaire» puisse s'affranchir des tutelles idéologiques et «des approches disparates» suggérées ici et là. La question que chacun se doit de poser est de savoir qui est derrière le Hirak, qui le galvanise en sous-main, que vise-t-il au juste, et que représente-t-il réellement au niveau de l'échiquier politique du pays? Nous savons qu'il est hétérogène, qu'il est traversé de courants idéologiques divers, mais nous ne savons pas qui le galvanise et le finance en sous- main....Et surtout, ce qui nous laisse sur notre faim, ce sont les contours exacts de son projet politique actuel visant à substituer au régime actuel un autre régime qui serait selon ses voeux plus juste et plus humain...

Partagez-vous l'idée que le contexte dans lequel évolue le Mouvement populaire est devenu une sorte d'impasse après avoir fait de cet élan un outil de persiflage et de traîtrise contre tous ceux et toutes celles qui osent exprimer un avis contraire aux démarches des représentants autoproclamés du Hirak?
Non seulement je partage cette idée, mais je rappellerai aussi que je fus parmi les premiers observateurs ayant prédit cette impasse. En effet, dès les premières manifestations du Hirak, j'avais écrit et répété que celui-ci portait en germe les ferments de son impasse politique. Cette prédiction s'est confirmée avec le temps, et nous voilà en train d'assister à un cafouillage indescriptible en son sein.
Par ailleurs, ce Hirak fourre-tout est investi d'une foule d'individus aux étiquettes idéologiques bigarrées et opposées les unes aux autres. Les sectaires et les doctrinaires y sont légion, sans compter les tenants déçus et revanchards du cinquième mandat, qui trouvent dans le Hirak le terrain propice à leurs menées séditieuses....

Quelle est la voie salutaire en mesure de rendre au Mouvement populaire sa quintessence initiale en défendant un changement intrinsèque et non celui des nébuleuses et des officines étrangères qui pullulent en son sein?
Les mots «quintessence» et «intrinsèque» ne sont point en congruence avec l'objet Hirak. Ce qu'il faut dire plutôt, à votre suite, c'est le fait que ce Hirak n'est pas autonome, mais hétéronome dans la mesure où il reçoit l'inspiration de son action non pas de lui-même, mais de l'extérieur. Outre son idéologie fumeuse, ce Hirak est le point de ralliement d'une quantité d'opportunistes et de leaders de partis politiques s'autoproclamant figures emblématiques du mouvement ou d'instigateurs du Hirak, alors qu'en vérité ils ne font que prendre le train en marche... Le vrai Hirak se devrait s'affranchir de toutes les tutelles idéologiques et partisanes et surtout de rompre en visière avec la posture actuelle du Hirak qui répugne à la structuration et à la représentation démocratique...Le Hirak, dans sa configuration actuelle, mise plus sur les ONG et les puissances étrangères dites «démocratiques» pour mettre à bas le régime actuel que sur les forces patriotiques et démocratiques locales non entachées de compromissions avec les puissances étrangères..

De Quoi j'me Mêle

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