L'Expression

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De Larbaâ Nath Irathen à Ath Yenni

Sur la route du feu

Nous sommes le 25 août 2021, je me trouve sur la route menant vers Larbaâ Nath Irathen depuis Ath Yenni. L’espace a radicalement changé. En bas, le lit de l’oued s’allonge un peu plus dans la nudité des paysages. Le feu avait gravi farouchement aux sommets des montagnes pour brûler les maisons accrochées comme des auréoles de fierté.

 

Au bord de la route étroite, qui serpente dangereusement sur ces mamelons en forme de cônes à pente raide, les huileries dont l'opportunité était évidente, il y a à peine une semaine, surgissent comme des excroissances sans objet et sans intérêt, maintenant que tout a brûlé.
Les flammes avaient léché les reliefs avec l'avidité d'une folie inhumaine. Les oliviers brûlés courent comme des ombres noires, en levant les bras d'impuissance. Un décor de fin du monde dans lequel le temps devient un peu plus pesant, un peu plus lourd et un plus lent.
Le paysage, ponctué de traînées de poudre blanche qui fume encore, augure une improbable cicatrisation.
Sur le chemin vers Ixelidjen, quelques carcasses de voitures surgissent en bord de route, comme des épaves victimes d'un bombardement.
Dans un point de collecte de dons, à l'intérieur d'une construction inachevée, spécialement aménagée pour la circonstance, se trouvent quelques jeunes venus de plusieurs régions d'Algérie, pour s'enquérir des besoins de cette population, brûlée dans sa chair.
Une vieille, les mains frileusement nouées derrière le dos, le foulard mal ajusté sur ses cheveux blancs, arpente la route, épouvantée.
Elle répète toute seule, inlassablement, la seule question qui a du sens en ce moment. Où irons-nous?
AniVar anruh? AniVar anruh?
À vrai dire, ce n'est pas une question. C'est plutôt un constat qu'elle pose sous la forme interrogative, afin de se convaincre de l'invraisemblable.
Au regard de la superficie partie en fumée, il était visiblement clair que les feux avaient été déclenchés en plusieurs points, selon une géométrie si méticuleuse qu'ils eussent convergé tous au niveau du village. La démarche tendait à en finir avec ces montagnards qui n'avaient rien et que cette tragédie venait de leur enlever «la tranquillité de ce rien».
Quelques-uns, en provenance des régions lointaines, d'Alger, de Constantine, je crois, venus pour aider, n'en reviennent pas de l'austérité de ces Kabyles accrochés à ces montagnes. Un jeune pleure, pour de vrai, du dénuement de cette population élevée dans l'honneur et la fierté, qui avait payé un lourd tribut pour l'indépendance du pays, et que des parties incultes, des parasites, qui obéissent à des intérêts coloniaux, qui émargent parfois, budget de l'Etat, accusent de zouaves et d'ouled França, dans l'impunité.
Akli, un trentenaire du village, fait montre d'un formidable courage, au regard des pertes qu'il avait subi (ses deux voitures calcinées) et du gosse qui continue de hanter sa mémoire. Dans sa tentative de le retirer des flammes, une partie s'était détachée, pour avoir été «cuite», au sens propre.
Puis il évoque son incompréhension devant ces colonnes de fumée gigantesques qui s'enroulaient et qui s'amoncelaient dans le ciel, avant de laisser échapper des langues de feu qui brûlaient tout.
Elles couraient, on dirait, comme pour rattraper ceux qui tentaient de fuir et surprendre les retardataires que la fatigue avait vaincus. Certains, comme la jeune Yasmine, âgée d'à peine 26 ans, avait été rattrapée par le feu, pour la punir d'avoir réussi à sauver quelques vies.
De l'avis de tout le monde, jamais, on n'en avait vu un feu pareil. Il brûle les arbres de l'intérieur. À ce propos, il m'entraîne dans une place pour me montrer quelques troncs d'oliviers en forme de boyaux que le feu avait dévidés de leur substance.
Puis, comme pour me prendre à témoin, il indique les toits de quelques maisons qui se trouvent en bord de route, comme des pièces à conviction d'un crime contre l'humanité. Le feu tombait du ciel, on dirait. Il les avait bouffées par le toit, alors que les paliers inférieurs, du rez-de chaussée et du milieu, étaient indemnes.
Selon, le directeur de l'ASA, «les départs de feu étaient répartis un peu partout dans la wilaya, mais, cette fois-ci, ils étaient localisés dans le sud-est de Tizi Ouzou connu par sa très forte concentration de la population et d'habitations».
Azzedine Oussedik explique que «trois feux ont été déclenchés en même temps à 11 h 08, à savoir à Aïn El Hammam, à Ouacifs et au sud-est de la commune d'Azazga».
Il explique enfin, que des départs de feu qui avaient eu lieu à Aït Lahcène (Béni Yenni), à Azazga et à Mizrana à 23 h 08, «étaient impossibles à cette heure-ci sur le plan de la climatologie et des conditions».
Il conclut que ces feux de forêt étaient «d'origine criminelle».
Alors, la phrase de Bugeaud extraite d'un discours tenu à l'Assemblée nationale française le 24 janvier 1845 me revient, comme l'exécution d'une menace qu'il avait tenue comme une promesse.
«J'entrerai dans vos montagnes, je brûlerai vos villages et vos moissons et je couperai vos arbres fruitiers...».
Le coupable venait de faire pire. Il avait signé la fin d'une économie vivrière séculaire de la Kabylie, qui déclenchera l'exode inexorable vers l'incertitude.
La vieille qui arpentait la route avec la solitude qui vous accompagne, lorsque vous perdez le gain d'une vie entière, s‘est recroquevillée dans un coin d'angle, en forme d'impasse. Ses oliviers centenaires et ses figuiers étaient là depuis quelques générations pour porter l'histoire de sa famille, de ses parents, des parents de ses parents et des parents des parents de ses parents et ainsi de suite, jusqu'au commencement.
Ces oliviers, ces figuiers et ces grenadiers portaient en eux les souvenirs de ses propres enfants aussi, qui, peut-être sont loin maintenant ou qui ne sont plus de ce monde, et qui lui rappelaient leur hardiesse juvénile, du temps où grimpaient jusqu'au sommet pour calmer leur ardeur de jeunesse ou qui lui rappelaient sa propre histoire, au premier jour de sa nuit de noces ou quelque chose de plus sacré et qu'on ne pourra jamais deviner.
Le feu avait tout dévoré. Le triste épisode des humains se clôt derrière le drame vécu par les animaux dont on n'avait aperçu que les cadavres brulés. Un drame, certainement pire, puisqu'on n'en parle pas.
Les victimes, mortes ou disparues se ruent sur cet imposteur, à la voix caverneuse, et sans accent, qui continue de résonner dans ma langue et dans ma tête.
Il avait désigné au lynchage et à la mort un ami venu aider comme pour livrer à l'oubli les innombrables victimes d'Ixelidjen et de toute la région, arrachées à la vie, injustement.
Des morts, puis des morts qui s'ajoutent aux morts. Dans les réseaux sociaux, on annonce plus de 200, en plus des blessés graves et des disparus.
Nous voici réduits à faire une comptabilité macabre, sans respect du principe de la partie double. Des victimes au débit, sans coupables au crédit.
Je reviens à toi Djamel, mon frère. Autant je n'ai jamais cru à ta pyromanie autant je n'ai jamais cru à la barbarie de mes frères. Les victimes qui t'avaient accompagné dans le ciel sont de tout âge, de tout genre et de toutes les régions. Des enfants d'Algérie qui étaient brûlés pour la Kabylie.
C'est l'Algérie qui avait brûlé en Kabylie. Cette Algérie de la solidarité, de la fraternité et de la générosité, au sein de laquelle il n'y a pas une place qui n'ait connu un carnage, une tragédie, une blessure. Cette Algérie qui a brûlé est l'Algérie de la résistance, habituée aux combats et qui a coutume de brandir son socle identitaire comme un flambeau et comme un bouclier.
Une Algérie fortement ligotée par les liens de culture et de résistance qu'aucune force
maléfique n'est en mesure d'atténuer, de diminuer ou de découper, en désignant à la vindicte populaire les Kabyles ou en rendant coupable une région qui en est victime.
Ceux qui continuent d'attiser le feu de la discorde en désignant la Kabylie rebelle comme «le problème», souffrent de leur propre complexe pour avoir été du même bord que les partisans des contre-maquis durant la Guerre de Libération nationale ou de celui qui coupait les oreilles de ses propres frères, pour montrer sa loyauté à la France.
La Kabylie est un flanc de cette Algérie millénaire qui va d'Alger à Tadrat, au sud-est de Djanet. De Maghnia à Tébessa et qui s'était exprimée dans le cadre de la solidarité organisée à son profit.
C'est pour cela que le sinistre personnage, évoqué plus haut, rejoint ceux qui subissent leurs sales histoires d'argent ou leur complexe identitaire à vouloir dégarnir l'Algérie de son amazighité.
La route se dénoue après le congestionnement au niveau du rond-point qui mène vers Tala Amara. Le barrage de Taksebt, presque vide, laisse entrevoir une partie de son talus qui avait brûlé. Lui, non plus, n'a pas échappé au lynchage.
Puis, dans ma tête pleine d'incompréhension quant au bénéfice attendu de brûler la Kabylie ou de tuer un jeune venu offrir ses bras pour la sauver, et avant que la campagne de haine déclenchée contre la région ne s'y dessine; je suis éclaboussé par la générosité d'un peuple entier qui avait surgi comme une déferlante pour tordre le cou à cette campagne et au sombre plan machiavélique, dont on ne connait pas encore les contours.
Les voitures portent des matricules de plusieurs wilayas. Ils sont venus de partout, avec des camions, des citernes, des couvertures et surtout des bras.
Oui, des bras d'honneur pour éteindre le feu.
Des bras pour étreindre la Kabylie de l'amour ancestral d'un peuple antique.
Dans cette épreuve inattendue, les mots se mettent en retrait et je souris en pleurant d'émotion de cette foule d'Algériens qui vient de partout pour donner tout, même s'ils n'ont rien d'autre qu'un «amour-feu».

 

 

Yahia Boubekeur

De Quoi j'me Mêle

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