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Maître Fatima Zohra Benbraham, à L’Expression

«Un mensonge d’État qui dure depuis 60 ans»

Maître Fatima Benbraham, avocate et chercheuse en droit et en histoire, mène un combat acharné depuis près de vingt-cinq ans pour que la France reconnaisse sa responsabilité dans les explosions nucléaires en Algérie. Fille de chahid, elle a su porter cette cause jusqu'aux juridictions internationales, dénonçant un crime contre l'humanité dont les séquelles continuent de ravager des générations entières. Mais la bataille est loin d'être terminée. Dans cet entretien, elle revient sur cette catastrophe, ses effets dévastateurs sur l'homme et l'environnement, et lance un appel ferme: il est temps que la France passe des mots aux actes...

L'Expression: Maître Benbraham, plus de soixante ans après les premières explosions nucléaires françaises en Algérie, où en est la reconnaissance de ces crimes?
Maître Fatima Benbraham: Hélas! Nous en sommes encore au point mort. La France refuse non seulement de reconnaître l'ampleur des dégâts causés en Algérie, mais elle persiste aussi à garder secrètes des informations cruciales. À ce jour, elle n'a toujours pas divulgué les cartes précises des sites d'enfouissement des déchets nucléaires. Et pourtant, ces informations sont vitales pour envisager une quelconque décontamination des sols, protéger l'environnement et la santé des populations locales. La France refuse aussi de financer des solutions pour nettoyer les terres, l'eau, et même d'indemniser les victimes. Ce refus de responsabilité est un affront non seulement pour les Algériens, mais aussi pour les vétérans français qui ont été exposés.

Vous avez parlé de crimes contre l'humanité. Sur quoi repose cette qualification juridique?
Le droit international a longtemps manqué d'outils juridiques pour poursuivre de tels actes. Ce n'est qu'avec l'adoption du Statut de Rome, en 1998, que des dispositions claires ont été établies, notamment sur les crimes contre l'humanité et l'expérimentation sur des êtres humains. Avant cela, aucune juridiction ne permettait de mettre en cause la France pour ce qu'elle a fait en Algérie. Ce qu'il s'est passé en Algérie, ce ne sont pas de simples «essais» nucléaires: la France a mené des expériences sur des êtres humains, des populations entières qui vivaient dans ces régions bien avant le 13 février 1960, date de la première explosion à Reggane. Des milliers d'Algériens ont été contaminés, certains servant même de cobayes. Ces gens ont été pris en otage par des radiations mortelles. C'est une violation flagrante des droits humains. Ce qui relève pleinement de la qualification de crimes contre l'humanité. Ces actes sont imprescriptibles.

Comment avez-vous découvert l'étendue de ces crimes, alors que tout était classé secret-défense?
J'ai commencé à m'intéresser sérieusement à ce dossier en 2001 mais, au départ, c'était un véritable mur. Aucun document n'était accessible car tout relevait du secret militaire. Ce silence n'était pas seulement imposé aux Algériens, mais aussi aux victimes françaises. Ce n'est qu'à partir de 2005 que les premières fissures sont apparues, notamment grâce aux vétérans français et polynésiens qui ont commencé à parler. Leurs témoignages ont été précieux pour nous. Mais il a fallu attendre que Nicolas Sarkozy, en 2005, lève partiellement le secret sur certains documents relatifs aux essais nucléaires pour avoir accès à des éléments concrets. Le 20 janvier 2014, lors d'un colloque en France sur les explosions nucléaires en Algérie, j'ai fait reconnaître le pays comme victime d'explosions atomiques. Quatre jours plus tard, François Hollande déclarait: «Ce qu'il s'est passé en Algérie, ce n'étaient pas des expérimentations, mais de véritables explosions nucléaires.» Pour la première fois, un président français reconnaissait publiquement l'ampleur des faits, marquant une avancée politique majeure.

Maître, pourquoi insistez-vous sur la distinction entre «essais» et «explosions» nucléaires?
La France a longtemps employé le terme «essais» pour minimiser l'ampleur de ses opérations nucléaires en Algérie. Pourtant, comme je l'ai dit, en 2014, François Hollande a reconnu qu'il s'agissait bien d'«explosions» atomiques. À Reggane et In Ekker, ces bombes étaient sept fois plus puissantes qu'à Hiroshima. Ces détonations ont exposé des milliers de personnes à des radiations dont les effets perdurent encore aujourd'hui. Outre les maladies et malformations, la contamination du sol et de l'air continue de peser sur l'environnement, faisant de ces explosions un désastre humain et écologique.

Vous avez eu accès aux documents déclassés par la France. Quels ont été les éléments les plus choquants que vous avez découverts?
C'est un mensonge d'État! En 1957, Jules Moch, représentant français, avait déclaré que les essais auraient lieu dans une zone désertique où aucune forme de vie humaine ou animale n'existait. Mais le rapport déclassifié en 2005 révélait que 40000 Algériens vivaient dans cette région, sans parler des caravanes de commerçants, environ 150 personnes par convoi, qui transitaient entre l'Afrique centrale et l'Algérie. Ces personnes ont été irradiées sans le savoir, et ont transporté ces radiations dans d'autres régions d'Afrique. Ce n'est plus seulement une question algérienne: c'est un crime régional.

Des victimes algériennes ont-elles été indemnisées?
Depuis 2010, moins de 70 dossiers algériens ont été acceptés pour être déposés auprès du Civen, le Comité français d'indemnisation des victimes des essais nucléaires. Une seule victime algérienne a été reconnue. Et encore, il travaillait pour la France. De plus, la loi Morin, censée indemniser les victimes des essais nucléaires, exclut de facto les Algériens et ne couvre qu'un périmètre de 60 km. La France refuse toujours de reconnaître l'impact réel de ces explosions atomiques et d'indemniser les populations touchées. Aucun examen approfondi du sol n'a été mené sur place, et les rares analyses indépendantes ont été contestées par Paris. Officiellement, la contamination est limitée à 30 km, mais des études prouvent une propagation radioactive jusqu'à 5000 km.

La France a-t-elle au moins reconnu les effets des radiations sur ses propres citoyens, les militaires et scientifiques envoyés en Algérie?
Très partiellement. La France a identifié entre 13 et 16 maladies radio-induites, alors que les États-Unis en reconnaissent 47, suite aux bombardements d'Hiroshima et Nagasaki. Même les vétérans français ont dû se battre pour faire reconnaître leurs droits. Beaucoup ont souffert de cancers de la thyroïde, de la peau, des poumons, sans savoir que ces maladies étaient liées à leur exposition aux radiations. Ce sont eux, en créant des associations de vétérans, qui ont permis de briser le silence. Mais la France continue de minimiser les conséquences, même pour ses propres citoyens.

Y a-t-il eu des rapprochements entre les victimes algériennes et françaises dans ce combat?
Absolument. Entre 2001 et 2005, nous avons tissé des liens avec les vétérans français et polynésiens. Ces collaborations ont été cruciales pour rassembler des preuves et pousser la France dans ses retranchements. J'ai personnellement travaillé avec Maître Jean-Paul Teissonnière, un avocat français qui défend les vétérans. Cette solidarité entre victimes a permis de porter la question sur la scène internationale. Mais la route est encore longue. En 2008, Sarkozy a introduit une loi rendant certains documents non communicables, refermant encore une fois la porte sur la vérité.

Quels sont les prochains objectifs de votre combat juridique?
Nous continuons à faire pression pour que la France reconnaisse pleinement ses responsabilités, non seulement en Algérie, mais aussi en Polynésie. Nous demandons la levée complète du secret-défense sur tous les documents relatifs aux explosions nucléaires. Il faut également des indemnisations pour les victimes, qu'elles soient algériennes, françaises ou polynésiennes. Enfin, nous voulons que la France finance des programmes de décontamination des sols et de soins médicaux pour les populations affectées. C'est un long chemin, mais nous ne lâcherons rien.

Les États-Unis ont trouvé une solution pour nettoyer les déchets nucléaires. Pourquoi la France s'obstine-t-elle à ne pas le faire en Algérie?
Les Etats-Unis ainsi que l'Angleterre ont effectivement trouvé une solution pour traiter les déchets nucléaires liés à leurs expérimentations, mais je dirais que cette solution reste temporaire. Nous ne savons pas comment les choses vont évoluer avec le temps. Leur méthode de gestion des déchets a consisté à racler complètement la surface des zones contaminées et à rassembler les résidus dans de très grandes caisses en métal. Ces caisses ont ensuite été immergées à une très grande profondeur dans les mers. On réclame à la France d'assumer ses responsabilités en finançant de nouvelles études et en mettant en place les moyens nécessaires pour nettoyer son crime qui continue d'empoisonner les Algériens.

L'Algérie peut-elle recourir à l'Aiea pour obliger la France à assumer ses responsabilités?
À plusieurs reprises, l'Algérie et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) ont sollicité des études pour mesurer l'impact des explosions nucléaires françaises en Algérie. À chaque fois, la France s'y est opposée. Au moins quatre tentatives ont été entravées, sans réel engagement de l'AIEA, témoignant d'un certain laxisme.
Cette inertie place la France dans une position confortable, laissant l'Algérie seule face à un contentieux majeur, sans doute l'un des plus lourds entre les deux pays. Malgré quelques avancées récentes, le chemin vers une véritable reconnaissance et une réparation demeure long et incertain.

Que doit donc faire la France comme premier pas?
De nombreux chercheurs et scientifiques réclament aujourd'hui réparation ou, à tout le moins, un nettoyage de notre Sahara. Cette exigence est également portée par le président de la République, Abdelmajid Tebboune. C'est l'heure d'assumer!
Comme je l'ai déjà dit, l'Algérie demande aussi à la France de livrer les cartes d'enfouissement des déchets nucléaires. Ces résidus, toujours actifs, continuent de causer des ravages au sein de la population. Les conséquences sanitaires sont dramatiques: malformations à la naissance, cancers, maladies radio-induites... Un désastre qui perdure, s'étendant sur plusieurs générations. Car la radioactivité ne disparaît pas, elle s'inscrit dans le temps, condamnant des régions entières à une pollution invisible mais mortelle. Alors, je le dis encore: «Venez réparer vos crimes!»

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