Journée internationale du vivre ensemble en paix
Un acquis à célébrer avec faste
La «Déclaration d'Alger» du 31e Sommet arabe félicite l'Algérie pour la proclamation de cette journée.
Par Issam Toualbi-Thaâlibî(*)
Comme on devait s'y attendre, la 31ème session ordinaire du Conseil de la Ligue arabe tenu à Alger les 1er et 2 novembre 2022 aura été l'occasion pour ses États membres de renouveler leur engagement en faveur de l'action commune. Réunis autour du thème de la «réunification des rangs», deux semaines après la Conférence d'unification des rangs pour l'unité nationale palestinienne organisée à Alger du 11 au 13 octobre, les leaders arabes ne pouvaient dès lors que réaffirmer la centralité de la cause palestinienne tout en réitérant leur soutien indéfectible aux droits inaliénables du peuple palestinien. En effet, le premier paragraphe de la «Déclaration d'Alger», document ayant sanctionné les travaux du sommet, insiste de manière particulière sur la nécessité de l'établissement d'un État de Palestine souverain sur les lignes du 4 juin 1967 avec Al Qods Est pour capitale, le droit au retour et à l'indemnisation des réfugiés palestiniens et l'obligation de mettre fin à l'occupation israélienne. Les paragraphes 2, 3 et 4, dédiés respectivement à la conjoncture prévalant dans le monde arabe, à la nécessité de renforcer l'action commune et aux relations avec le voisinage, constituent un appel à la consécration de la sécurité arabe dans ses dimensions politique, économique, alimentaire, énergétique, hydrique et environnementale.
Citant à tour de rôle la situation en Lybie, au Yémen, en Syrie, en Irak, au Liban et en Somalie, la Déclaration invite les États signataires à réfléchir aux modalités de contribution au règlement des crises que traversent certains pays arabes de manière à préserver leur unité et leur souveraineté. Le cinquième paragraphe de la Déclaration d'Alger met l'accent sur les tensions croissantes que connaît la scène internationale et le rôle que le monde arabe, en tant que «bloc harmonisé et uni», pourrait jouer en vue de leur apaisement. Les conflits se nourrissant comme on sait de l'intolérance et du rejet de l'Autre, le paragraphe rend un vif hommage aux initiatives prises par certains États arabes, à leur tête le pays hôte du sommet, pour «promouvoir les valeurs de tolérance, de respect de l'Autre, de dialogue entre religions, cultures et civilisations et de faire prévaloir les valeurs du vivre ensemble en paix, proclamé par l'ONU comme Journée internationale, à l'initiative de l'Algérie.»
Il va sans dire que la reconnaissance par le monde arabe de l'initiative algérienne pour la proclamation de la Journée internationale du Vivre ensemble en Paix (Jivep) revêt une portée symbolique indéniable. Mais peut-on s'empêcher de se demander si notre pays a suffisamment exploité cet acquis international pour lequel il peut aujourd'hui se targuer d'avoir réussi à mettre d'accord sur son adoption les 193 États membres de l'ONU? Combien de nos compatriotes connaissent l'historique de cette Journée qui vise, selon les termes des Nations unies, à «mobiliser régulièrement les efforts de la communauté internationale pour la paix, la tolérance, la compréhension [...] en vue de bâtir un monde viable reposant sur la paix, la solidarité et l'harmonie.» (Résolution A/RES/72/130)?
Un message de paix
Qu'est-ce qui distingue la Jivep de la longue série de journées consacrées depuis des décennies au droit à la différence, à l'instar des Journées internationales de la paix (21 septembre), de la non-violence (2 octobre), de la tolérance (16 novembre) ou encore de la diversité culturelle pour le dialogue et le développement (21 mai)?
La Journée internationale du Vivre ensemble en Paix se distingue tout d'abord pour nous Algériens par le fait que le projet de résolution ait été porté par notre pays, l'Algérie. Ce pays qui, rappelons-le, a payé un lourd tribut pour la paix: d'abord par une Guerre de Libération nationale de huit années (1954-1962) contre le colonialisme français au prix d'un million et demi de martyrs, ensuite par une «décennie noire» (1990-2000) de lutte contre l'intolérance ayant fait plus de 250.000 victimes.
L'autre particularité de la Journée internationale du vivre ensemble réside sans doute dans le fait que le message de paix qu'elle véhicule ait été exprimé par un État arabe et musulman, à une époque où, comme nous le savons, la culture islamique est souvent présentée, notamment par les médias occidentaux, comme l'antithèse des valeurs de paix, de démocratie et de droits de l'homme sur lesquelles entend se construire le monde moderne.
Il convient de rappeler à cet égard que l'initiative algérienne en faveur de la Journée internationale du vivre ensemble en paix ne résulte pas d'une entreprise à proprement parler politique, mais constitue le fruit d'une démarche qu'on pourrait qualifier de spirituelle.
Le fait est que le projet n'a pas pris naissance, comme on pourrait le penser, dans les bureaux de quelque département ministériel, mais et contre toute attente dans les salles de prière d'une institution traditionnelle: la zawiya ‘Alawiyya de Mostaganem. Ce sanctuaire qui, on s'en rappelle, avait vu l'Unesco s'associer en 2014 à la célébration de son centenaire en tant qu'«école pour la tolérance et la convivialité interreligieuse», reconnaissant ainsi l'engagement de son fondateur, le cheikh Ahmed el-Alawî (1969-1934), à «servir l'humanité [par] la promotion du dialogue interreligieux et de la fraternité aimante des hommes» (Unesco, 191 EX / 32. INF, 17). C'est dans le creuset de la pensée éminemment universaliste du cheikh el-Alawî donc que l'idée d'une Journée internationale du vivre ensemble vit le jour et s'exprima, pour la première fois, dans les recommandations du Congrès international féminin pour une culture de paix organisé à Oran du 27 au 31 octobre 2014 par le guide actuel de l'ordre soufi ‘alawî, le cheikh Khaled Bentounès, en présence de plus de 3200 congressistes de 25 pays différents. À partir de cette date, Aisa ONG internationale, l'organisation représentative de l'ordre soufi ‘alawî, de concert avec l'appareil diplomatique algérien, allaient multiplier, durant plus de trois ans, les rencontres et les échanges internationaux qui permettront le dépôt du dossier de candidature de la Jivep devant l'Assemblée générale des Nations unies au mois de septembre 2017, pour aboutir ensuite à son adoption le 8 décembre de la même année.
Les lignes précédentes ne résument bien évidemment pas tous les épisodes ayant jalonné le long processus d'institution de la Journée internationale du Vivre ensemble en Paix. Elles témoignent toutefois de la possibilité accordée, aujourd'hui, au monde arabe de puiser dans la richesse de son patrimoine les éléments à même à faire de lui un acteur culturel contribuant de «manière efficace et positive», pour utiliser les termes de la Déclaration d'Alger, à la résolution des malentendus civilisationnels.
Double portée
L'Emir Abdelkader, dont nous célébrons ce mois-ci le 190ème anniversaire de son serment d'allégeance ou moubaya'a (22 novembre 1832) et dont l'intervention humanitaire à Damas en juillet 1860 dans le conflit opposant musulmans et chrétiens lui avait valu la reconnaissance de la communauté internationale, n'exprime-t-il pas à souhait cette vocation réconciliatrice de la culture arabe lorsqu'il écrit que «si les Musulmans et les Chrétiens avaient voulu me prêter leur attention, j'aurais fait cesser leurs querelles et j'en aurais fait des frères, intérieurement et extérieurement»?
S'il en est ainsi de l'ancrage de l'idéal du vivre ensemble dans la culture arabo-musulmane originelle, comment les États arabes en général et l'Algérie en particulier peuvent-ils aujourd'hui oeuvrer concrètement à sa promotion dans un monde plus que jamais menacé par les clivages culturels et les replis identitaires? La Déclaration d'Alger laisse à cet égard entrevoir quelques pistes de réflexion que nos décideurs auraient tout intérêt à développer.
Sur le plan politique, il s'agit de «la nécessité d'établir des relations saines et équilibrées entre la communauté arabe et la communauté internationale, y compris son environnement islamique, africain et euro-méditerranéen, des relations reposant sur le respect des règles de bon voisinage [et] la confiance», tout en prenant part «aux défis majeurs auxquels est confrontée l'humanité, à l'instar des changements climatiques.»
Sur le plan sécuritaire, le document relève «la nécessité d'unifier les efforts visant à lutter contre le terrorisme et toute forme d'extrémisme, tarir les sources de son financement, et mobiliser [contre cette menace] la communauté internationale dans le cadre d'une approche aux dimensions complémentaires.»
Sur le plan sociétal, les décideurs arabes soulignent «la nécessité de lancer une dynamique interactive entre les institutions arabes officielles et les acteurs de la société civile avec toutes ses obédiences et forces vives, et ce à travers la création d'espaces d'échange d'idées, de débat fructueux et de dialogue constructif à même d'unifier les efforts pour relever les défis qui se posent avec l'association de tout un chacun [avec] le renforcement de la place des jeunes et de l'innovation dans l'action arabe commune.» Sur les plans culturel et cultuels enfin, la Déclaration d'Alger invite les États arabes à lutter contre «la prolifération de l'islamophobie» et à «promouvoir les valeurs de tolérance, de respect de l'Autre, de dialogue entre religions et cultures», notamment par l'organisation de rencontres interreligieuses à l'instar de «la visite historique du Pape du Vatican au Royaume de Bahreïn, et de sa participation avec le Grand Imam de la Mosquée d'Al-Azhar Al-Charif, président du Conseil des sages musulmans, Dr. Ahmed Mohamed Al-Tayyeb, aux travaux du «Forum de Bahreïn pour le dialogue entre l'Orient et l'Occident pour la coexistence humaine».»
L'hommage rendu par la Déclaration d'Alger à l'initiative algérienne de la Journée internationale du Vivre ensemble en Paix et son appel à organiser des manifestations internationales structurant les relations internationales inciteront-ils les hautes autorités de notre pays à consacrer à la prochaine édition du 16 mai une célébration moins timide que celle qui lui fut malencontreusement réservée les années précédentes? Est-on en droit de s'attendre à ce que notre pays accorde à la sixième célébration de la Jivep au printemps prochain la dimension internationale qu'elle mérite et saura en faire l'occasion d'un débat fructueux entre décideurs, pédagogues et acteurs de la société civile pour réfléchir en profondeur à la manière la plus efficace, pour reprendre le slogan de la Journée, de «construire le monde de demain l'un avec l'autre et non l'un contre l'autre»? Espérons-le.
(*) Professeur de droit public à l'université d'Alger I, Directeur de la chaire Unesco Emir Abdelkader pour les droits de l'homme et la culture de paix.