Bouira
Témoignage sur l’exécution d’un chahid
«Ce matin de l’été 1958 ou 1959, vers 9 heures, notre modeste maison, accrochée au flanc d’une colline, assistait, comme au théâtre, à une scène que je n’oublierai jamais de ma vie…»
L'homme auprès de qui nous recueillons de vive voix ce témoignage, est commerçant. Au moment des faits qu'il raconte, il devait avoir huit ou neuf ans. Ce qui rend ce récit bouleversant, c'est qu'il a conservé assez de mémoire pour qu'il y mette assez de fraîcheur et d'émotion. «Je devais avoir huit ou neuf ans. Je n'allais pas à l'école. Comment seulement y penser?
D'abord, il était trop tard. Et puis, à la campagne, les enfants ont autre chose à faire qu'à apprendre à lire. Et puis, pour apprendre quoi? Après deux ou trois ans, la classe m'aurait, de toute façon, vomi, et j'aurais retrouvé les champs et les vaches que je gardais. L'école, à l'époque dont je parle, ne formait pas. On y apprenait juste à lire et à écrire, et si mal encore. Ce n'est pas comme aujourd'hui où on est sûr, en sortant de l'école avec un diplôme, de devenir quelqu'un.
«Mais ce n'est pas le sujet. Le sujet ici est si j'ai été le témoin oculaire d'un fait historique inédit qui pourrait un jour contribuer à l'écriture de notre histoire. Oui, je crois pouvoir apporter ce témoignage qui montre une des facettes de cette France haïssable qui, sous prétexte de civiliser un peuple, comme si ce peuple était sauvage, lui appliquait les pires traitements pour le soumettre à sa volonté.
«L'homme dont je vais parler s'appelait Bsissa. S'il avait vécu jusqu'à nos jours, il aurait eu quatre-vingt ou quatre-six ans. Ce qui reste de ses cinq fils peut vous parler de lui mieux que moi. Il peut vous dire qu'il fut bon, généreux et, étant dans la force de l'âge, très fort. C'est cette force, c'est ce courage qui l'ont, très tôt, déterminé à s'engager sur le chemin de la gloire.
«Il vivait heureux avec ses cinq petits enfants, cultivant la terre et ne manquant presque de rien. Seulement, il y avait ce joug qui pesait de son poids horrible sur tout un peuple. Et comme beaucoup d'Algériens, cette vie était intolérable. Un jour, il prend un fusil et le chemin du maquis.
Je ne l'ai jamais vu, je ne l'ai jamais rencontré, mais ceux qui parlaient de lui, le présentaient comme grand, fort et d'une grande probité morale. Mon propos est de raconter ce qui s'est passé en cette journée d'été, et si la distance qui me séparait de lui était grande, elle ne l'était pas assez pour entendre sa voix qui criait. Criait-il sous la torture? Ou bien, comme on le saura plus tard, c'étaient des injures qu'il jetait à la face des ses ennemis?
«Ce matin de l'été 1958 ou 1959, vers 9heures, notre modeste maison, accrochée au flanc d'une colline assistait, comme au théâtre, à une scène que je n'oublierai jamais de ma vie. Un homme était attaché à un arbre, un frêne, de l'autre côté de la RN5. À vol d'oiseau, cela devait faire moins d'un km. Je distinguais sa silhouette, mais pas ses traits. Des soldats, arme aux poings l'encerclaient. Le torturait-ils pour le faire parler, et lui, leur répondait-il en les injuriant ou bien hurlait-il de douleur? Ce qui est certain, c'est qu'il ne devait attendre d'eux aucune pitié et comme il était très courageux, nous pensons qu'il leur balançait des injures en réponses aux insultes qu'ils lui lançaient.'Avant d'être ligoté, il s'était jeté sur le capitaine dont il avait brisé la jambe en le projetant à terre, signant, dans un geste héroïque, par la même occasion, sa mort?
Le temps semblait s'arrêter soudain. Ma mère, mes jeunes frères et ma grande soeur, debout comme moi, derrière la maison, ne perdaient rien de ce qui se passait de l'autre côté de l'oued qui nous séparait de la route.
À\ ce moment, une longue file de gens en civil, escortés par des militaires étaient dirigés vers l'arbre auquel le prisonnier était lié. La crainte était que les soldats leur fasse subir le même sort. Puis comme on les laissait libres, nous comprenions qu'on ne les avait amenés là que pour que cette scène leur serve d'exemple. Bien que nous ne nous fassions aucun doute sur l'issue de ce drame qui se jouait devant nous comme sur une scène, nous conservions malgré nous un faible espoir, celui de voir les soldats emmener leur prisonnier, une fois la leçon qu'ils auraient donnée aux civils aurait pris fin.
Mais voilà que vers 10 ou 11 heures, de l'autre côté de la Route nationale 18, il se fit soudain un mouvement parmi les soldats. Un ordre avait dû être donné. Les fusils se dirigent vers l'arbre. Des coups éclatent simultanément qui font taire un instant les oiseaux dans un bosquet d'eucalyptus tout près. Un instant plus tard, les soldats français, partis, les assistants à cettte scène macabre retrouvaient la liberté de mouvement et d'initiative. Ils détachèrent le chahid de son arbre pour l'emmener chez lui. L'après- midi de ce jour-là avait eu lieu son enterrement. Cette exécution sommaire, sans la moindre forme de procès était malheureusement une pratique courante dans les moeurs de l'armée coloniale. Personne ne leur demandait des comptes.
Voilà ce que je peux dire à ce sujet, et dont personne après moi ne pourra parler avec autant de détails, car ceux qui ont assisté à cette exécution sont morts et ceux-trop petits en ont été tenus éloignés et n'ont donc pu en entre parler que par ouïe-dire.».