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Gilles Manceron, historien et spécialiste de l’histoire coloniale de la France, à L’Expression

«Le secret défense n’est pas levé»

La rigueur du scientifique fait dire à Gilles Manceron, qu'il reste encore du chemin à faire sur la question des archives. Le geste du président français n'est pas suffisant. Il ne règle pas définitivement le problème de l'accès aux archives de la guerre de libération détenues par la France. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, l'éminent historien n'inculpe pas Macron, dont il reconnaît la bonne foi. Le blocage viendrait de la haute administration et d'une partie de l'armée française. Le diagnostic établi, Gilles Manceron affiche sa conviction que l'opinion en France doit se «débarrasser des mensonges de la propagande coloniale, et comprendre la légitimité de l'insurrection nationale déclenchée le 1er novembre 1954 qui lui avait été présentée comme un terrorisme pratiqué par des bandits». L'historien détruit par cette affirmation les propos mensongers que colporte une certaine classe politique française. Mais, ces résistances d'arrière-garde finiront pas tomber. Par ses décisions et surtout sa volonté, Macron, premier président de la France né après la guerre d'indépendance, a fissuré le mur du silence coupable d'une partie de la haute administration française. «Mais une prise de conscience est en cours. Il faut qu'elle se poursuive», assure notre interlocuteur qui nous dira dans cet entretien, l'origine du mal, le comment et le pourquoi...

L'Expression: Comment avez-vous accueilli la nouvelle de l'ouverture des archives décidée par le président Macron?
Gilles Manceron: Il ne s'agit pas d'une ouverture des archives. Le communiqué publié par la présidence de la République le mardi 9 mars est présenté comme la prise en compte des demandes des historiens, des archivistes et des associations qui demandent le libre accès aux archives sur la guerre d'Algérie conservées en France. Mais en réalité, ce n'est pas le cas. Il confirme l'obstacle dressé à ce libre accès sous la forme d'une obligation de «déclassifier», c'est-à-dire de ne pas autoriser la consultation normale des documents pourvus d'un tampon «secret». Ce communiqué n'est pas une bonne nouvelle.
Ces dernières années, un processus de déclassification obligatoire a été imposé par des textes administratifs qui contredisent la loi en vigueur et qui entravent cet accès, en contradiction avec les annonces faites par le président Macron en septembre 2018 lors de sa visite à Josette Audin, la veuve du chahid Maurice Audin assassiné par l'armée française en juin 1957 pendant la «bataille d'Alger». Ce qu'il faut, c'est l'annulation pure et simple de ces textes, de ces instructions interministérielles qui entravent l'accès aux archives, et non pas cette «déclassification au carton» qui est annoncée à la place d'une déclassification document par document, car cela ne change pratiquement rien à l'impossibilité de faire librement des recherches.
Les historiens, les archivistes et l'association Josette et Maurice Audin vont poursuivre leur mobilisation et leurs recours au Conseil d'Etat pour qu'il impose la liberté d'accès aux archives.

Cette levée du secret défense sur les archives de la guerre d'Algérie par le président de la République française serait-elle sélective, dans la mesure où certaines vérités pourront peut-être blesser quelques partisans: que ce soit en Algérie ou même en France?
Il n'y a pas de levée du secret défense sur les archives de la guerre d'Algérie. Durant cette guerre, toutes les unités de l'armée française et de l'administration coloniale disposaient de tampons
«secret» qui étaient abondamment apposés sur les documents émis ou reçus. Ecrire l'histoire des pratiques qui ont été mises en oeuvre par l'armée et par l'administration coloniale implique d'examiner ces documents.
Ils devraient être librement consultables d'après la loi en vigueur qui dit que tous les documents datant de plus de 50 ans, donc antérieurs à 1971, sont consultables «de plein droit», qu'ils soient pourvus ou non de tampons «secret». Le communiqué de la présidence de la République maintient ce processus de déclassification. Il annonce un «travail législatif» qui risque de déboucher sur un durcissement de la loi. Le fond du problème est que dans la haute administration de l'Etat et dans une partie de l'armée française, certains ne veulent pas de l'ouverture des archives annoncée par Emmanuel Macron en septembre 2018, ni d'une reconnaissance des crimes de la colonisation dont il avait parlé à la chaîne Echorouk avant même son élection.
Ils essaient de dresser des obstacles. Et le communiqué de l'Elysée ne lève pas ces obstacles.
Dans l'objectif d'encadrer leur partenariat et lui donner une réelle visibilité sur le terrain, Alger et Paris se sont donné, depuis 2013, des instances permanentes à l'échelle des ministres des Affaires étrangères et des Premiers ministres des deux pays.

Comment jugez-vous les résultats de ce partenariat?
Ce processus mis en place depuis 2013 est opaque et étroitement confiné entre des hauts fonctionnaires des deux pays sans aucune information des citoyens. Seul, en Algérie, le ministre des Moudjahidine et ayants droit, Tayeb Zitouni, en a parlé rapidement à des journalistes lors de certains de ses déplacements, mais, en France, c'est le silence absolu.
Les chercheurs qui sont principalement concernés par cette question de l'accès aux archives n'ont aucune information à leur sujet.
Les citoyens des deux pays, en particulier les plus jeunes, demandent que leurs Etats reconnaissent ce qui s'est passé durant la colonisation et pendant la guerre d'indépendance algérienne. Bien sûr, côté français, il faut reconnaître la violence et les crimes de la colonisation.
Mais aussi, côté algérien, dire la vérité sur certains épisodes de la grande guerre d'Indépendance nationale sur lesquels des versions officielles ont longtemps cherché à cacher la vérité. Il faut pour cela une transparence. Ce n'est pas ce qui se passe depuis 2013 dans le cadre de ce partenariat secret entre les deux Etats.
Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont mûres et prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour aboutir à une réconciliation des mémoires des deux rives de la Méditerranée?
Moins qu'une réconciliation des mémoires, il me semble que c'est un travail de vérité et d'établissement des faits qui est à réaliser dans les deux pays. Une fois celui-ci réalisé, la perception de ce passé dans les deux pays pourra évoluer. L'opinion en France pourra se débarrasser des mensonges de la propagande coloniale, et comprendre la légitimité de l'insurrection nationale déclenchée le 1er novembre 1954 qui lui avait été présentée comme un terrorisme pratiqué par des bandits. La société française a beaucoup à apprendre et il faut que les gouvernants lui tiennent un langage de vérité.
En France, la présence de citoyens d'origine algérienne qui sont héritiers de cette histoire contribue à questionner l'école et toute la société. Les historiens jouent aussi un rôle, en particulier les plus jeunes qui renouvellent les approches. Le rapport remis au président de la République par l'historien Benjamin Stora est un élément à partir duquel la société française doit travailler.
Emmanuel Macron est le premier président de la République né après la fin de la guerre d'Algérie et il a fait des déclarations importantes sur la colonisation. Mais tout le monde ne le suit pas au sein même de sa majorité ainsi que dans l'Etat et dans l'armée. Mais, quoi qu'il arrive, le mouvement vers la vérité sur cette histoire est irréversible, et il favorisera une meilleure compréhension entre les opinions publiques des deux pays.

Les relations algéro-françaises sont fluctuantes. Elles sont vues sous les prismes des visas, de la diaspora et de l'islam. Comment expliquer cette focalisation qui pervertit en quelque sorte les vraies relations entre les deux pays qui peuvent être d'ordre économique, commercial et même culturels comme avec tout autre pays?
L'histoire de la France a été marquée depuis le début du XIXe siècle par des phénomènes contradictoires. D'une part une émergence de l'idée républicaine, liée à la référence aux droits de l'homme et à celle de démocratie. Et, d'autre part, une expansion coloniale qui en était la négation. La France d'aujourd'hui doit en prendre conscience et reconnaître les crimes coloniaux.
Le problème, c'est que plus d'un siècle de propagande coloniale, imprégnée de racisme et d'islamophobie, a fait des dégâts importants dans les esprits et a tendance à resurgir dans certains discours d'auteurs ou d'hommes politiques aujourd'hui.
Mais une prise de conscience est en cours. Il faut qu'elle se poursuive. Cela permettra de déboucher sur des relations plus étroites entre les deux pays, économiques, commerciales et culturelles; des relations aussi «normales» que la France et l'Algérie peuvent en avoir avec d'autres pays, et peut-être même plus fortes qu'avec d'autres pays. Car l'histoire, même tragique, qu'elles ont partagée a tissé des liens, linguistiques et souvent personnels entre leurs citoyens, qui ne demandent qu'à se développer.
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Kamel Lakhdar Chaouche

De Quoi j'me Mêle

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