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Salima Yenbou, députée européenne, à L'Expression

«Le pardon n'est pas un geste de faiblesse»

D'origine algérienne, de Tlemcen, Salima Yenbou, après une carrière dans l'Education nationale, est élue députée européenne actuellement.

L'Expression: Que pensez-vous du rapport Stora sur la réconciliation des mémoires, suivi par la décision du président Macron de faciliter aux universitaires et chercheurs l'accès aux archives liées à la guerre d'Algérie, classées secret défense?
Salima Yenbou: En premier lieu, je me questionne sur la méthode. Il a été annoncé que deux historiens dont Benjamin Stora allaient travailler sur la question mémorielle. Comment peut-on imaginer un travail pluriel lorsque seules deux personnes y sont associées? Au commencement, il y a une commande unilatérale du président français d'un rapport portant sur la réconciliation de deux Etats. N'est-ce pas biaisé dès le début lorsque le travail et la commande ne sont pas portés de manière multilatérale. Ce rapport est axé sur la décolonisation et la guerre mais il omet toute une partie de la colonisation qui, pourtant, était défendue comme essentielle par Benjamin Stora tout au long de sa carrière. Une partie essentielle pour la compréhension et le travail de réconciliation. Tous les gouvernements français successifs ont fait et font la politique des petits pas et des symboles. Ils ont assurément une importance pour créer de l'apaisement éphémère, mais le problème reste entier jusqu'à la prochaine crise.
C'est un travail de fond qu'il faut mener, d'ouverture et de transparence des archives pour aboutir à un vrai travail historique et de justice entre les deux pays, qui permettra les étapes de deuil et de pardon nécessaires et indispensables à la réconciliation. J'imagine ce travail sous la forme de dialogues: entre historiens, mais aussi entre sociétés civiles pour offrir aux politiques une vue d'ensemble pour entrer dans un travail de compromis.
Ce travail n'a pas pour objectif de porter le discrédit sur un peuple entier, mais plutôt de trouver les responsables et les causes de ce désastre dans un souci de justice et justement de réconciliation. Le pardon n'est ni une insulte ni un geste de faiblesse; bien au contraire, c'est la force de porter les erreurs passées pour en faire les clés de la réussite d'un avenir commun.
Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont mûres et prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour aboutir à une réconciliation des mémoires des deux rives de la Méditerranée?
Les relations algéro-françaises sont pour le moins singulières et complexes. On passe au gré des crispations, du chaud au froid, de la coopération à la distanciation, un «Je t'aime, moi non
plus» destructeur. La moindre brouille est reprise par les médias comme une crise, voire une rupture des relations entre les deux pays. Les deux pays ont avancé chacun de leur côté, mais cette question est restée au même point qu'en 1962. Les blessures sont vivaces, le passif lourd. Les contentieux ne sont pas encore réglés, avec de nombreux sujets de tension comme les archives sur les essais nucléaires, les disparus, les drames vécus par les Algériens, les pieds-noirs, les harkis. Ces drames exacerbent les passions. Les plaies sont encore béantes. Les Algériennes et Algériens souhaitent des relations importantes avec la France. Les deux courants «anti-français» en Algérie et «anti-Algérie» en France sont marginaux et exploités à des fins de politique intérieure. Je crois que la dimension humaine est sans équivalent dans le monde. Aujourd'hui, ce sont 6 millions de personnes en France qui se revendiquent de l'Algérie à un titre ou à un autre. L'Algérie ne peut selon moi, être un partenaire comme un autre. La France ne peut être un partenaire comme un autre. Les deux doivent le comprendre pour trouver des compromis et avancer sur cette question mémorielle qui ne doit pas être un enjeu de politique intérieure. Pour qu'il y ait réconciliation, il faut qu'il y ait un travail de vérité, de transparence totale et de justice. Ce travail permet le deuil, puis le pardon et enfin la reconstruction.

Vous êtes d'origine algérienne, de Tlemcen exactement, parlez-nous de l'émigration algérienne en France, toutes catégories confondues, quant à son implication pour édifier un espace méditerranéen commun pour les deux rives.
Il y a eu plusieurs vagues d'émigrations vers la France, avant, pendant et après la guerre d'Algérie qui, avec les Européens d'Algérie constituent la diaspora. Cette diaspora forme un ensemble riche de sa mixité culturelle et sociale. Le problème, c'est la méfiance à notre égard de part et d'autre de la Méditerranée. On est toujours trop ou pas assez algérien, trop ou pas assez français. Du point de vue politique, c'est encore plus complexe de trouver sa place: quoi que vous fassiez ou disiez, vous êtes taxés d'être le pantin de l'un ou l'autre des clans. Tout est fait de part et d'autre pour que cet espace ne prenne pas place. Il semble incompréhensible pour les deux rives de comprendre que l'on est riche des deux cultures au sens large et que l'on puisse aimer les deux pays entièrement. Moi j'ai la chair de poule quand j'entends les deux hymnes nationaux et cela ne me pose aucun problème. Je suis fière de représenter la France au Parlement européen, je suis fière de porter en moi la fierté du peuple algérien, je suis fière de porter les valeurs françaises, je suis fière de porter les valeurs transmises par mes parents...! J'ai une place égale pour tout cela. En somme, la diaspora est prête et souhaite travailler pour construire un espace méditerranéen nord/sud de la Méditerranée, mais aussi sud/sud en mettant tous les partenaires au même niveau d'égalité. Cet espace doit être un lieu d'échanges entre toutes les composantes des sociétés pour construire une identité méditerranéenne, une communauté de destins. De nombreuses tentatives sont faites, mais l'absence de pragmatisme, de bilan réel, de volontés ne permet pas de faire de ces espaces une vraie réussite.

Les relations algéro-françaises sont vues à présent sous les prismes des visas, de la diaspora et de l'islam. Comment expliquez-vous cette focalisation qui pervertit les relations entre les deux pays?
Vous parlez ici de relations politiques entre les deux pays. Il y a une focalisation parce que depuis 10 ans il n'y a rien d'autre. Les relations sont au point mort après l'échec du traité d'amitié qui faisait la promesse d'une construction durable de relations basées sur la coopération, les échanges, l'économie, mais aussi la reconnaissance des souffrances coloniales... Les visas sont devenus un indicateur des relations entre l'Algérie et la France. C'est aussi un moyen de pression. Comment expliquer que des professionnels obtiennent des visas et d'un seul coup en soient exclus?
La diaspora est présentée comme une richesse dans tous les discours, mais chacun s'en méfie des deux côtés de la Méditerranée, voire taxé de traître. Quant à l'islam, le problème se pose avec tous les pays musulmans, mais l'Algérie est entachée du soupçon de terrorisme depuis la décennie noire. À ce jour, je ne perçois pas de volonté réelle de créer des liens forts. On reste en surface avec des phrases politiques, des gestes symboliques. Cela reste de la communication politique qui ne traduit en rien une volonté de construire une réelle stratégie de coopération gagnant-gagnant. Tout est en stagnation comme le dossier de la mémoire qui pourrit et amoindrit les chances de réconciliation de deux peuples qui, de toute façon, sont imbriqués.

Quel est, selon vous, l'apport de l'Agence universitaire de la francophonie pour l'espace francophone?
Fondée en 1961 à Montréal, l'AUF est le premier réseau universitaire au monde, avec plus de 1000 établissements membres répartis dans 119 pays. La francophonie n'a cessé de s'institutionnaliser et prend ainsi sa place dans le multilatéralisme indispensable dans le contexte international actuel. L'AUF est, aujourd'hui, un opérateur reconnu du sommet des chefs d'Etat dans le domaine de la francophonie scientifique. L'AUF s'est inscrite dans une démarche de codéveloppement par une coopération fondée sur le respect de la diversité, les échanges de connaissance et de compétences. La langue française est ce bien commun qui permet de faciliter les échanges dans un monde interculturel et qu'il faut conserver comme socle. Mais, l'AUF doit aussi répondre aux nouveaux défis en se renouvelant: faire de la francophonie universitaire une opportunité de carrière et élargir à des pays non francophones autour de la francophonie scientifique.

La francophonie est associée pour certains à l'ère coloniale. Comment peut-on détacher ces deux concepts afin de permettre à la langue française de rayonner davantage qu'elle ne le fait actuellement?
Je vais commencer par définir la francophonie qui est à la fois un ensemble de locuteurs et un projet institutionnel porté par des États. La langue française est la cinquième langue mondiale par le nombre de locuteurs, elle est défendue par un ensemble d'acteurs qui utilisent différents leviers pour lui conserver son rang. Une institution comme l'Organisation internationale de la francophonie n'a pas d'équivalent. L'origine du mot «francophonie» est attribuée à Onésime Reclus, frère d'Élisée, dans France, Algérie et colonies (1886, p. 422) et crée un lien originel avec la colonisation.
La langue est porteuse de culture et quand cette langue veut imposer une culture cela pose problème. Si on prend l'exemple de la Polynésie où 95% de la population parlent français, mais la culture est polynésienne et les autres langues parlées n'ont pas de statut officiel (le thaitien révoqué en 1992), cela crée un rejet de la part des jeunes Polynésiens de la francophonie vue comme une forme de colonisation culturelle. Quand une culture se sent menacée par l'imposition d'une autre culture, elle crée du rejet et la langue en devient un symbole car elle est vue comme un vecteur d'effacement culturel.
Quand François Hollande au Caire en 2016 dit: «La francophonie n'est pas un cadeau simplement de ceux qui parlent français. La francophonie est un combat, un combat pour des valeurs, un combat pour la culture, un combat pour la diversité. Nous voulons donc ici, à l'occasion de cette visite d'Etat, promouvoir la francophonie», il contribue à associer la francophonie à l'ère coloniale. Il reprend une rhétorique coloniale de la langue française comme un cadeau civilisateur. Et dans la mémoire algérienne, la langue française est entrée en Algérie le 14 juin 1830 à Sidi Fredj pour 130 ans de colonisation. Donc le cadeau ne déclenche pas la même joie! Par ailleurs, lorsqu'il lie francophonie et visite d'Etat, il donne à la francophonie un caractère politique en diminuant son caractère culturel. Ce qui est appuyé par la gouvernance qui dépend du ministère des Affaires étrangères. La francophonie serait donc un instrument de protection des intérêts français? De plus, je soulignerai la place donnée aux écrivains francophones dans les manuels scolaires. Je n'en ai jamais rencontrés, jamais étudiés.
Pour répondre à votre question, je crois qu'il faut absolument:
- dépolitiser la francophonie,
- lui donner une place culturelle à part entière,
- lui redonner son rôle de facilitateur d'échanges,
- reconnaître à ses côtés les autres langues sans condescendance,
- reconnaître la culture francophone comme égale à la culture française.

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