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Marc Perrenoud, Historien Suisse, à L'Expression

«La plate-forme de la Soummam a été imprimée en Suisse»

Depuis 1981, il a travaillé pour différents projets de recherches historiques dont le Dictionnaire historique de la Suisse et, en particulier, les 13 volumes des Documents diplomatiques suisses qui concernent les années de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre.

L'Expression: Qu'en est-il de la place et du rôle joués par la Suisse entre les autorités françaises et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) pour qu'enfin les protagonistes se mettent à la table des négociations des accords d'Évian? Qu'en est-il de sa responsabilité auprès de la partie française mais surtout algérienne?
Marc Perrenoud: En juin 1960, les entretiens organisés à Melun, près de Paris, aboutissent à un échec. Les représentants algériens ne sont pas libres de communiquer avec les dirigeants du GPRA qui résidaient à Tunis ou au Caire. De plus, ils ne pouvaient pas donner de conférences de presse pour informer l'opinion publique internationale. Après la rupture des entretiens, deux avocats suisses discutent avec Tayeb Boulahrouf. Celui-ci dirigea le bureau du FLN en Suisse, mais fut expulsé et s'installa à Rome. Il gardera des contacts avec des Suisses favorables à l'indépendance de l'Algérie. Ces deux avocats contactent un des principaux diplomates suisses, Olivier Long qui était chargé des accords commerciaux et travaillait à Genève. Il rencontre une première fois Boulahrouf et se laisse convaincre du sérieux et de la solidité des positions algériennes. Olivier Long en parle au ministre suisse des Affaires étrangères, Max Petitpierre, qui accepte que les autorités françaises soient contactées dans le plus grand secret. Long connaissait personnellement plusieurs dirigeants français, notamment le Premier ministre, Michel Debré, et le ministre d'État, chargé des Affaires algériennes, Louis Joxe.
Le 8 janvier 1961, le principe de l'autodétermination de l'Algérie est accepté par 75% des suffrages, lors d'un référendum en France. Dès le lendemain, Long se rend à Paris pour discuter avec Joxe. Le 10 janvier, le général de Gaulle autorise la poursuite des contacts secrets. Pour les Algériens, comme pour les Français, la présence des Suisses permet de créer un climat de confiance. Les diplomates suisses ne siègent pas à la table des entretiens, mais ils organisent les rencontres et recueillent les impressions des négociateurs des deux côtés. L'homme de confiance de De Gaulle, Georges Pompidou, qui était alors directeur général d'une banque, vient en Suisse avec un diplomate français, Bruno de Leusse, pour deux rencontres secrètes le 20 février et le 5 mars 1961 avec Boulahrouf et Ahmed Boumendjel. Un compromis a été trouvé: les Français voulaient que les négociations officielles aient lieu sur le territoire national.
Les Algériens voulaient qu'elles soient organisées dans un pays neutre, comme le fut en 1954 la Conférence de Genève sur l'Indochine. En mars 1961, il fut décidé que les négociations auraient lieu dans la ville française d'Évian, mais que la délégation algérienne résiderait en Suisse et se déplacerait chaque jour pour aller à Évian. En Suisse, elle pouvait avoir des communications secrètes avec Le Caire et Tunis. Elle pouvait aussi donner des conférences de presse pour informer les journalistes du monde entier. Les partisans de l'Algérie française se sont opposés à ces négociations et ont assassiné le maire
d'Évian. Les autorités suisses devaient donc assurer la sécurité des négociateurs algériens. L'armée suisse a mis à disposition des hélicoptères pour franchir le lac.

Peu connue, la Suisse en dépit de sa neutralité vis-à-vis de la guerre d'Algérie, était néanmoins la terre de repli pour les militants du FLN, du réseau Jeanson, des insoumis au service national français, des militants anticolonialistes, des acteurs dans le monde de l'édition et des médias d'alors. Pouvez-vous nous éclairer sur la question?
Dès les années 1950, des militants algériens sont venus en Suisse où travaillaient aussi des ouvriers et des étudiants. Après 1954, la Suisse est devenue une plate-forme pour des activités interdites et réprimées en France. Des déserteurs français ont ainsi échappé aux opérations militaires en Algérie. Des légionnaires, témoins de massacres et de tortures, ont témoigné des violences intolérables, ce qui a diminué le prestige de l'armée française dans la population suisse. Des militants nationalistes algériens ont organisé des activités, transféré les cotisations des membres du FLN qui vivaient en France métropolitaine. Des listes interdites en France, notamment ceux contre la torture et contre la «pacification» ont été éditées à Lausanne. En 1956, la «plate-forme de la Soummam» a été imprimée clandestinement à Yverdon.
Dans les journaux suisses, des articles sont publiés, notamment par Charles-Henri Favrod qui publie en 1957 une longue déclaration de Ferhat Abbas qui deviendra en 1958, le premier président du GPRA. La radio diffuse aussi des entretiens avec des journalistes comme Favrod qui s'est rendu en Algérie dès 1952 et avec des personnalités françaises ou algériennes. Les partisans de l'Algérie française tentent d'empêcher de telles diffusions d'informations. Parmi les hauts gradés suisses, plusieurs étaient très proches de l'armée française et reproduisaient leurs publications hostiles aux indépendantistes algériens. Par contre, des réseaux de solidarité, animés par des personnalités françaises comme Henri Jeanson, recrutent aussi des Suisses, notamment des militants de gauche et des chrétiens, en marge de leurs organisations politiques ou religieuses. Ce sont des dissidents de Suisse qui aident les rebelles d'Algérie. Par de multiples canaux, les Suisses étaient informés des luttes des peuples colonisés. Peu à peu, la sympathie pour les indépendances s'est élargie. La Suisse est devenue ainsi un lieu de rencontres pour les personnes qui luttaient contre le colonialisme et qui voulaient diffuser des revendications à travers le monde. Les militaires et policiers suisses agissaient pour empêcher ces activités, mais ils ne pouvaient les faire disparaître.

Pouvez-vous nous citer quelques personnalités politiques suisses ayant contribué à l'aboutissement de ces accords d'Évian?
J'ai déjà cité des personnalités comme Favrod et Olivier Long. Sur le plan politique, c'est un des membres du gouvernement suisse, Max Petitpierre, ministre suisse des Affaires étrangères de 1945 à 1961 qui va jouer un rôle central. Avec son autorisation, quelques hauts fonctionnaires suisses mènent des négociations secrètes de décembre 1960 à avril 1961, puis de l'automne 1961 au printemps 1962 pour rendre possibles les négociations publiques. Il autorise aussi que la délégation algérienne puisse résider en Suisse et bénéficier des infrastructures nécessaires pour les négociations. Il a pris ainsi des risques importants. En effet, les partisans de l'Algérie française voulaient tout faire pour empêcher un succès des négociations. Les risques d'attentats et d'assassinats étaient inquiétants. De plus, dans la société suisse et au sein du gouvernement, de grandes réticences à un rôle actif de la diplomatie suisse s'exprimaient.
Max Petitpierre a préconisé une politique basée sur quatre principes: neutralité, solidarité, disponibilité et universalité. La neutralité implique de ne pas participer aux guerres. La solidarité, c'est l'aide humanitaire: des organisations d'entraide sont très actives en Afrique du Nord et en Suisse pour accueillir des enfants et d'autres victimes. Le Haut-Commissariat des Nations unies, dirigé par des Suisses de 1956 à 1965, vient en aide à des centaines de milliers de réfugiés algériens au Maroc et en Tunisie. La disponibilité, c'est accepter d'être l'intermédiaire entre des belligérants, de faciliter des contacts, de créer un climat de confiance pour aboutir à des accords. L'universalité, c'est avoir des relations avec tous les pays du monde. Dès 1956, Max Petitpierre affirme, en privé, que l'indépendance sera accordée à l'Algérie. Il attendra que la France le demande pour que la diplomatie suisse agisse pour favoriser le cessez-le-feu. À partir de l'hiver 1960-1961, le général de Gaulle se rend compte qu'il faut sortir de l'impasse guerrière et accepter de négocier. Les échecs antérieurs des contacts bilatéraux rendent indispensables les activités neutres des diplomates suisses.

Qu'en est-il de l'écho politique et médiatique sur la scène européenne et internationale après l'annonce officielle de la signature des accords d'Évian, le 18 mars 1962, et donc de la fin de la guerre?
Pour d'innombrables personnes en Europe et dans le monde, ce fut un grand espoir que le cessez-le-feu soit annoncé. Depuis de nombreuses années, les informations sur les atrocités commises en Algérie étaient diffusées à travers le monde. Le GPRA et des personnalités proches des nationalistes algériens avaient publié des articles sur les violences et souffrances infligées en Afrique du Nord. Dans les médias internationaux et dans les organisations comme l'ONU, la cause algérienne avait peu à peu gagné une importance telle que la France se trouvait isolée et critiquée. Mais, dès l'annonce de la signature des accords, les violences vont redoubler en Algérie. Ces drames vont aggraver les conditions de la fin de la guerre. Malheureusement, il apparaît rapidement que le cessez-le-feu et les autres espoirs suscités par la signature des accords vont être submergés par une vague meurtrière.

Tout le long du processus des négociations entre le Front de Libération nationale (FLN) et la France, la Suisse constituait un espace où les services secrets français, égyptiens...etc. se disputaient la moindre information sur le mouvement des représentants du FLN. Il y a eu même des incidents. Pourriez-vous revenir sur cette période-là avec force détails?
Au début de la guerre, les autorités suisses, sous l'influence de la France, ont parfois communiqué des informations sur les nationalistes algériens. En espionnant l'ambassade d'Égypte à Berne, des policiers suisses ont obtenu des renseignements sur les activités du FLN et les ont transmis à Paris. En 1957, des journaux ont révélé cette collaboration policière franco-suisse. Le scandale fut énorme. Le plus haut fonctionnaire de la police suisse, René Dubois, s'est suicidé. Par la suite, les services secrets français ont obtenu moins d'informations de leurs collègues suisses. Mais ils ont continué à agir, notamment pour empêcher que des armes parviennent aux combattants algériens. Un trafiquant d'armes a été assassiné par des agents français à Genève. La police suisse a saisi des documents du FLN, arrêté des militants, expulsé des responsables. Mais elle n'a jamais réprimé totalement les activités des nationalistes algériens en Suisse. C'est aussi pour ce motif que le président Ben Bella a remercié plusieurs fois la Suisse. En accueillant le premier ambassadeur de Suisse en Algérie indépendante, Ben Bella lui a déclaré que la Suisse, en accueillant des étudiants et en tolérant des militants, a été le «poumon d'acier» qui a permis à l'Algérie de ne pas étouffer et d'accéder à l'indépendance.

Ne pensez-vous pas que l'héritage de la solidarité algéro-suisse durant la guerre de libération de l'Algérie est mal connu des deux parties, aujourd'hui, par les nouvelles générations?
Les acteurs de cette solidarité entre nos deux pays sont malheureusement presque tous décédés. Mais certains sont encore vivants et la plupart ont laissé des témoignages par écrit ou dans des émissions. Des livres, des documentaires, des entretiens radiophoniques sont disponibles. Mais il faudrait mieux les diffuser. Il y a aussi des travaux historiques. Des livres ont été publiés. En Algérie, on peut lire les livres de Charles-Henri Favrod, La révolution algérienne, et de Damien Carron, La Suisse et la guerre d'indépendance algérienne (1954-1962) grâce aux Editions Dahlab. En 2002, les Éditions Barzakh ont publié le beau livre d'Osman Benchérif, Les Suisses et l'Algérie: chronique d'une mémoire commune (1831-2001).La revue en ligne Politorbis a publié mon étude sur la Suisse et les accords d'Évian. Il y a donc des publications à disposition, mais il faudrait mieux les diffuser. Il faudrait aussi que les archives soient ouvertes pour les recherches historiques. On doit aussi penser à d'autres moyens, comme la bande dessinée, qu'il faudrait développer.

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