L’universitaire Tahar Khalfoune, à L’Expression
«La France a une dette de justice et de vérité»
Le rapport Stora a permis de libérer la parole, d’exprimer les frustrations, le déni de reconnaissance des deux rives.
L’Expression ouvre ses pages aux intellectuels des deux rives de la Méditerranée pour exprimer de manière synthétique une opinion constructive sur les relations franco-algériennes. Le rapport Stora, quel que soit l’angle sous lequel il est perçu, a permis cependant de libérer la parole, d’exprimer les frustrations, le déni de reconnaissance des deux rives. 60 ans après l’indépendance de l’Algérie, quelles perspectives se dessinent-elles ? Quid des positions ? Tout en dénonçant la barbarie du colonialisme et les horreurs de la guerre, est-il possible de continuer à se réfugier dans l’enfermement de la condition de victime ? Est-il possible, pour les Algériens, de continuer à attendre de l’Autre qu’il écrive son histoire et sa mémoire conformément à leurs attentes ? Le rapport Stora devrait, au-delà de toute autre considération, permettre d’aller de l’avant, y compris en partant de la critique la plus acerbe et de proposer de construire des relations fondées sur l’équilibre, le respect et la dignité. Comprendre les souffrances des Algériens parce qu’ils ont payé un prix fort pour accéder à l’indépendance, n’autorise pas des réactions fondées sur des insultes ad hominem, sur un rejet total et radical d’un rapport d’un chercheur qui n’a d’autre intérêt que conjoncturel et qui doit être discuté, amendé, augmenté comme tout écrit destiné à une situation politique déterminée. Tassadit Yacine* et Kamel Lakhdar Chaouche nous proposent de recueillir la parole de ceux qui peuvent apporter une réflexion par-delà le rapport du chercheur. Dans cet entretien, Tahar Khalfoune interroge le rapport Stora et nous dit ce qu’il en pense en sa qualité de chercheur. *Tassadit Yacine : anthropologue et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) à Paris. Membre du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Tassadit Yacine est auteur d’une quinzaine de livres. Elle est HDR (habilitée à diriger des recherches).
L'Expression: Benjamin Stora assure qu'il lui a été recommandé par le président français de dresser un «état des lieux», de ce qui a été accompli en France et de la perception de cette histoire, touchant au domaine de l'éducation, des commémorations ou de l'action culturelle (musée, cinéma, édition d'ouvrages). La proposition n'était donc pas «d'écrire une histoire de l'Algérie contemporaine». Quelle lecture faites-vous de cette déclaration?
Tahar Khalfoune: Je ne pense pas que la commande du président Macron à l'historien Benjamin Stora porte sur l'écriture de l'histoire de l'Algérie contemporaine. Qu'il soit encensé ou critiqué, le rapport Stora ne manque pas d'intérêt de par son objet et les questions sensibles et litigieuses abordées. Les futurs travaux sur les questions mémorielles franco-algériennes passeront, entre autres, par l'exploitation de ce rapport. Ce travail se présente, en quelque sorte, comme un état des lieux assez précis, mais pas exhaustif de toutes les mémoires saignées de part et d'autre de la Méditerranée par les guerres de colonisation et la guerre de décolonisation.
Ce rapport traite, certes, de l'histoire franco-algérienne, et de tout ce qui touche de près ou de loin à l'Algérie depuis l'expédition de Charles X en 1830 à 1962. Il intéresse bien entendu la France et fait partie de son histoire, de l'histoire de l'Empire colonial. Mais il s'adresse avant tout à la société et aux officiels français en vue des mesures d'apaisement entre les mémoires au sein de la société française d'un côté qui se percutent dans une espèce de compétition victimaire dès l'évocation de la colonisation et la guerre d'Algérie. Et de l'autre, les relations franco-algériennes qui sont empreintes de très fortes passions ne favorisant pas des approches et des regards apaisés.
À votre avis, le rapport de Benjamin Stora ouvre-t-il de bonnes perspectives pour la (réinitialisation) réconciliation des mémoires entre la France et l'Algérie?
Les mesures préconisées par ce rapport visent à reconnaître et à apaiser les traumatismes et les mémoires blessées et qui, 60 ans après, sont loin d'être cicatrisées. Pour autant, est-ce que l'objectif de ce rapport louable sera atteint à moyen ou à court terme? Je ne le pense pas pour une raison simple: tout ce qui se fait et se fera sur l'histoire, les mémoires, les rapports franco-algériens sera dénoncé des deux côtés de la Méditerranée, car les rentiers de la mémoire sont nombreux aussi bien en France qu'en Algérie et au premier rang desquels le régime algérien lui-même.
Choisi pour ses travaux sur l'histoire franco-algérienne et issu du monde académique et de la société civile, Benjamin Stora est conscient de la complexité de la mission qui lui a été confiée et des réactions critiques qu'elle est susceptible d'entraîner, il a hésité pendant six mois avant de s'y engager. En acceptant de plancher sur des sujets aussi sensibles que les questions mémorielles, Benjamin Stora est conscient, je crois, d'avoir défié ainsi les lois de la prudence qui conseillent d'éviter de traiter des thèmes aussi passionnels. Tout travail visant à dépasser le contentieux mémoriel et à rapprocher les deux pays expose, je pense, à la critique, voire à de graves accusations de part et d'autre.
À défaut d'une volonté politique sincère de rapprochement entre les deux pays pour résorber les guerres mémorielles, seul le temps long peut panser les blessures d'une guerre aussi dramatique et traumatisante que la guerre franco-algérienne. À supposer même que les dirigeants algériens partagent la démarche de Macron, il n'est pas certain que les Algériens les suivent tant le Hirak a scellé la rupture.
L'enjeu, en effet, est de dépasser les conflits mémoriels et leurs traumatismes, d'éviter de ressasser inlassablement la haine et de solder les contentieux mémoriels qui continuent d'empoisonner les relations algéro-françaises. Il serait heureux de privilégier, des deux côtés de la Méditerranée, une lecture apaisée de l'histoire en assumant de part et d'autre ce passé douloureux et complexe pour fonder une relation politique solide et privilégiée dans tous les domaines, en particulier dans les secteurs de la formation et la recherche.
N'est-il pas important de se servir du rapport comme d'un tremplin permettant de débattre et d'écrire l'histoire de la colonisation et de la décolonisation de notre pays au lieu de rejeter en bloc le rapport de Stora? Qu'en pensez-vous?
L'histoire est le champ de compétence des historiens, des chercheurs, des penseurs éclairés par la science et guidés par l'honnêteté intellectuelle. Il appartient donc aux historiens algériens, français et autres, aux témoins de la guerre d'Algérie encore vivants de témoigner et d'écrire cette histoire qui est une oeuvre inachevée par définition. Les facultés d'histoire, les fondations, les associations, les cinéastes... ont du pain sur la planche; ils gagneraient à multiplier les séminaires, colloques, rencon- tres, films, documentaires... sur l'histoire mouvementée, mais très riche de l'Algérie parce que cette histoire est d'abord mal et peu enseignée puisque la part affectée à son enseignement dans l'ensemble des programmes scolaires est infime; elle est de l'ordre de 5%, alors qu'en Tunisie et au Maroc elle est de 25 à 30% (voir publications de Amar Belkhodja). Les manuels scolaires marocains accordent à l'Algérie plus de leçons et de volume de pages dans le secondaire que les manuels d'histoire algériens (voir travaux de l'historien Hassane Remaoun).
Plus grave, l'histoire est la matière la plus mal-aimée dans les collèges et lycées. Elle est ensuite censurée comme en témoigne la suspension récente du biopic sur Ben M'hidi réalisé par Bachir Derrais en 2018 à cause d'une scène montrant un différend politique opposant Ben M'hidi à Ben Bella lors d'une réunion au Caire. La scène est jugée contraire à la version officielle de l'histoire de la guerre d'indépendance qui exclut toute possibilité de différends politiques entre dirigeants du FLN. Ainsi tout ce qui ne cadre pas avec la «vérité officielle» est irrecevable. Enfin, elle est fortement idéologisée et verrouillée par ce choix fixé depuis le Mouvement national; elle est conçue pour conforter des choix idéologiques préalables privilégiant une vision plus islamiste que séculière de l'histoire. Pour les ouléma, imams, islamistes..., l'islam est l'alpha et l'oméga de la vie sur terre et ce d'autant plus que l'école fut très tôt livrée au courant islamiste. L'historien, comme l'a si bien relevé Mohamed Harbi, est interpellé par de nouvelles exigences dans une perspective de désidéologisation de l'Histoire nationale et de réhabilitation des pans qui en ont été amputés.
Benjamin Stora estimait que la question de la repentance est un piège politique tendu par l'extrême droite française pour camoufler les vraies questions...
La repentance appartient au jargon religieux et n'a donc de rapport ni avec l'histoire ni avec la mémoire. Je pense que ce qui est attendu de l'État français parce qu'il est sous-tendu comme tout État par le principe juridique de continuité qui lui permet de se perpétuer indéfiniment, et non du peuple français d'aujourd'hui ne pouvant être tenu raisonnablement responsable des crimes de la colonisation, ne tient, ni à la repentance, ni aux excuses, ni à une nouvelle loi mémorielle, mais bien une reconnaissance politique franche des crimes de la colonisation. Par conséquent, il appartient au président de la République, en tant que premier représentant de l'État, de reconnaître officiellement la responsabilité première de la France dans les traumatismes et souffrances des Algériens dus à la colonisation et son corollaire le plus sanglant, la guerre d'Algérie. Il s'agit là d'une dette de justice et de vérité due à l'Algérie.
Dans l'un de nos précédents entretiens avec lui, Benjamin Stora a déclaré qu'il a fait ce qu'il fallait «maintenant c'est aux dirigeants politiques de décider et d'aller plus loin». Qu'en pensez-vous?
À partir du moment où le travail d'expertise est bouclé et rendu public, la mission de l'historien est terminée, et il appartient dès lors au président Macron de décider de la suite qu'il entendra donner à ce rapport et ses préconisations.
Si les préconisations de ce rapport n'étaient pas ou très peu prises en compte, existe-t-il un autre moyen de résoudre ce contentieux mémoriel entre les deux pays?
Les travaux d'histoire prennent plus de temps, mais ils sont susceptibles d'être plus efficaces. Les travaux des historiens français comme Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Pierre Vidal-Naquet, puis ceux de Gilbert Meynier, de Benjamin Stora et bien d'autres s'inscrivent dans une approche nouvelle de l'histoire franco-algérienne, dépouillée de la gangue idéologique colonialiste et ce sont des historiens comme Gilbert Meynier et Claude Liauzu (paix à leurs âmes) qui furent les initiateurs de la pétition contre la loi du 23 février 2005 qui a abouti à l'invalidation par le Conseil constitutionnel de la disposition litigieuse faisant l'éloge des aspects positifs de la colonisation. Ce sont bien ces historiens qui ont pris leurs distances avec «l'école coloniale» de l'Empire. Cette nouvelle perspective de la recherche sur l'histoire franco-algérienne est d'autant plus nécessaire au rapprochement entre historiens des deux pays qu'elle est aujourd'hui partagée par de jeunes historiens français et algériens suscitant ainsi l'espoir d'une évolution progressive vers une histoire partagée entre la France et l'Algérie.
Tassadit YACINE & Kamel Lakhdar Chaouche