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Gilles Manceron, Historien, à L’Expression

«Il y a une rente mémorielle haineuse en France»

Gilles Manceron est un historien spécialiste du colonialisme français. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont celui avec Hassan Remaoun, D'une rive à l'autre; La guerre d'Algérie de la mémoire à l'histoire (avec Hassan Remaoun, Syros, 1993), Marianne et les colonies, Une introduction à l'histoire coloniale de la France.

L'Expression: Que retenez-vous des accords d'Évian?
Gilles Manceron: Par la signature des accords d'Évian, la France coloniale a reconnu sa défaite. Leur signature le 18 mars 1962 a marqué une immense victoire du peuple algérien et plus généralement pour le droit des peuples du monde entier à disposer d'eux-mêmes. Elle a été remportée au prix d'immenses sacrifices et l'indépendance qui en a résulté, d'abord rêvée par de jeunes hommes courageux qui ont constitué le FLN, mais à laquelle les différentes forces politiques et sociales de la société algérienne se sont progressivement ralliées, a suscité une explosion de joie dans tout le pays, qui éclatera lors de sa proclamation au mois de juillet. Dans le monde entier, cette victoire a suscité pour l'Algérie un prestige considérable, même si, dans les années qui ont suivi l'indépendance, pour diverses raisons relatives aux problèmes politiques internes du pays, il s'est en partie dissipé.

Quelle a été la vraie position du gouvernement français durant ces négociations?
Le gouvernement français s'est divisé sur cette issue à laquelle le général de Gaulle s'était résolu quelque temps après avoir accédé au pouvoir et qu'une partie de ses ministres et de sa majorité n'acceptaient pas. D'où le fait que les négociations ont duré si longtemps. Annoncée au début de l'année 1961 et validée par les électeurs français lors du référendum de janvier 1961, la perspective de l'indépendance n'était pas approuvée par le Premier ministre, Michel Debré, plusieurs autres ministres et par une partie des députés qui avaient soutenu le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, en pensant qu'il allait maintenir par la force l'Algérie française.
Une grande partie de l'armée et la majorité des Européens d'Algérie se sont opposés à l'indépendance négociée avec le GPRA que prévoyaient ces accords. D'où plusieurs interruptions des négociations et les difficultés pour parvenir à les faire aboutir.

Avec le recul, en votre qualité d'historien, comment trouvez-vous la stratégie adoptée par les négociateurs du GPRA?
Entourés d'experts, les représentants du GPRA ont été des négociateurs vigilants et pugnaces, mais ils étaient aussi préoccupés de faire cesser le plus tôt possible un conflit extrêmement meurtrier et dont la prolongation compromettrait l'avenir. Tout retard dans leur conclusion signifiait des morts supplémentaires pour le pays. Compte tenu de cette urgence, ils ont veillé avant tout à garantir la souveraineté de l'Algérie et l'intégrité de son territoire.
Longtemps, la question du Sahara a retardé l'issue des négociations, à la fois en raison de ses ressources pétrolières et de son utilisation par la France comme lieu d'expérimentation pour ses armes nucléaires. La délégation du GPRA, avec l'aide d'experts, est parvenue à maîtriser les principaux dossiers et à être attentive aux problèmes à résoudre. Même si leur travail était délicat et qu'il était critiqué par certains au sein même du FLN-ALN.

Quelles étaient les résistances à ces négociations, en Algérie et en France?
Au sein même du Mouvement national algérien, de 1954 à 1962, des débats n'ont jamais cessé de se dérouler sur la nature du régime de l'Algérie indépendante à construire une fois la victoire remportée sur les colonialistes. Ils étaient la continuation de ceux qui les avaient précédés, entre 1943 et 1954, notamment en 1949, sur la place respective de la lutte politique et de la lutte armée et sur la diversité ethnolinguistique et politique dans la future Algérie indépendante.
La proclamation du FLN du 1er novembre 1954 mentionne le projet d'Assemblée constituante, dont il ne sera plus question par la suite. La déclaration du Congrès de la Soummam en août 1956, qui rassemblait les représentants de nombreux combattants de l'intérieur, dessinait l'objectif d'une République algérienne à venir qui serait démocratique et ouverte à tous les Européens et juifs qui voudraient continuer à y vivre. Mais, en raison des urgences de la guerre, de la terrible répression de l'armée française et de la violence réactionnaire de l'OAS à partir de 1961, les débats politiques internes au Mouvement national ont été difficiles à mener.
Aussi, durant les discussions qui ont abouti aux accords d'Évian, de vives oppositions sont apparues entre les responsables de wilayas et des débats internes ont surgi entre les dirigeants du FLN-ALN et du GPRA. Tous n'avaient pas la même conception de la nation, des conditions requises pour bénéficier de la citoyenneté algérienne, ni des principes sur lesquels devrait se fonder la République algérienne.
Le choix d'un parti unique reprenant le nom du front large qu'avait été le FLN jusqu'à l'indépendance ne faisait pas l'unanimité. Ni le rôle que devrait jouer l'armée des frontières, et l'ANP qui en serait issue, dans le pays libéré une fois le colonialisme vaincu.
Dans ces conditions, dès ses débuts, la construction d'un État moderne et souverain s'est trouvée confrontée à de multiples difficultés. Et le régime issu de l'indépendance a rencontré différentes formes de contestation.
Soit, mais sous quelles formes les résistances à ces négociations s'étaient-elles exprimées?
Du côté français, dès que la perspective de négociations avec le GPRA est apparue, c'est-à-dire quand, en septembre 1959, le général de Gaulle a employé le terme d'«autodétermination», puis, un an plus tard, quand il a dit qu'une «République algérienne» devra exister, une partie des forces politiques qui avaient soutenu son accession au pouvoir en 1958 s'est séparée de lui. Certains, de manière ouverte, comme Jacques Soustelle qui avait été ministre dans son premier gouvernement, ont rejoint l'OAS, d'autres de manière non explicite comme le Premier ministre Michel Debré, sont restés, quoique gaullistes, partisans du maintien de l'Algérie française. De Gaulle veut éviter que ces derniers rejoignent l'OAS à un moment où celle-ci tente de l'assassiner et veut conserver Debré à ses côtés jusqu'à la signature des accords d'Évian. Mais il lui retire le dossier algérien en confiant à d'autres ministres la conduite des négociations. Tout en lui laissant, à sa demande, la responsabilité du «maintien de l'ordre» en France. Ce dont il va profiter, dans le but de faire échouer les négociations d'Évian, en lançant à partir de septembre 1961, en s'appuyant sur le ministre de l'Intérieur et le préfet de police, Maurice Papon, une terrible répression contre les Algériens de la région parisienne dont le point culminant sera le massacre du
17 octobre 1961. Ensuite, comme De Gaulle conservait l'objectif de l'indépendance de l'Algérie et comme le peuple français commençait, au lendemain de la manifestation parisienne de Charonne contre l'OAS, du 8 février 1962 - où neuf Français ont été tués par la police de Papon -, à soutenir massivement cette issue de la guerre, Debré et ceux qui le suivaient ont tenté de plaider pour une partition de l'Algérie. La partie côtière la plus urbanisée étant détachée du reste du territoire de l'Algérie auquel une indépendance tronquée aurait été reconnue. Mais cette ultime manoeuvre a échoué et, au lendemain de la signature des accords d'Évian, Michel Debré a démissionné du poste de Premier ministre.
Du côté algérien aussi, des divergences sont apparues. Lors de la réunion du CNRA -le Conseil national de la République algérienne qui jouait le rôle de Parlement du Mouvement national -, qui s'est tenue à Tripoli en juin 1962, le travail des membres de la délégation du GPRA qui avait la responsabilité de mener les négociations a été contesté. Leur souci de parvenir le plus tôt possible à l'arrêt du conflit car il continuait à faire d'innombrables victimes a été accusé d'être une forme de compromis inacceptable. Cette critique cachait sous une rhétorique intransigeante une aspiration à évincer ceux qui composaient le GPRA autour de son président, Benyoucef Benkhedda et la délégation qui avait négocié à Évian, présidée par Krim Belkacem, au profit de ceux qui faisaient partie de l'état- major de l'armée des frontières, et qui rêvaient de jouer un rôle dirigeant dans l'Algérie indépendante.
C'est ce qui explique qu'après la proclamation de la République algérienne à Alger par Benyoucef Benkhedda, l'entrée de l'armée des frontières à partir du Maroc et son arrivée à Alger a été ponctuée d'affrontements avec certaines Wilayas - comme la Wilaya IV historique - favorable au GPRA. L'état- major de l'armée des frontières, auquel se sont joints Ahmed Ben Bella au sein de ce qu'on a appelé le «groupe de Tlemcen» et certains chefs de Wilaya, a vite pris le dessus sur ceux qui le contestaient et il a constitué en septembre 1962 le premier gouvernement de l'Algérie indépendante. Mais cet épisode a fait que le régime qui s'est installé en Algérie au sortir de la colonisation et de la guerre d'indépendance n'a pas fait l'unanimité chez ceux qui avaient combattu au péril de leur vie en faveur d'une Algérie libre. C'est le souvenir de cet espoir en une Algérie libre et démocratique gouvernée par un pouvoir civil et non par un pouvoir militaire que le Hirak, ces deux dernières années, a voulu rappeler.

L'argument de la fin du conflit mémoriel avec la disparition de la génération de la guerre ne tient plus, si l'on se réfère aux tenants du conflit des mémoires en France qui n'ont pas vécu la colonisation. Pouvons-nous parler de transmission des haines?
Oui, des haines se transmettent en France, portées par une extrême droite qui est à un niveau exceptionnel en Europe.

Depuis la première commémoration officielle des accords d'Évian par François Hollande en 2015, nous avons assisté à des réactions acerbes à commencer par celle de Nicolas Sarkozy suivie par d'autres nostalgiques de l'Algérie française. Cela ne constitue-t-il pas une rente mémorielle du côté français?
En effet, on peut parler, du côté français, d'une rente mémorielle haineuse, raciste et néocoloniale. Même le président de la République, Emmanuel Macron, qui a fait des déclarations et des gestes importants pour dénoncer la colonisation et ses crimes, des gestes que ses prédécesseurs avaient été incapables de faire, est très «timide» vis-à-vis de cette extrême droite qu'il n'affronte pas suffisamment.

 

 

ERRATUM 
Une erreur s’est glissée dans l’entretien que nous a accordé l’historien français Tramor Quemeneur, paru dans notre édition du 15 mars . Il fallait lire : «Les marsistes» au lieu de «les marxistes». Nos excuses à l’historien et à nos lecteurs.

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