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Tramor Quemeneur, historien, à L'Expression

«Il ne tient qu'à nous de cicatriser les plaies mémorielles»

Tramor Quemeneur, historien et spécialiste de la guerre d'Algérie, membre de l'équipe de l'Ihtp-Cnrs (Institut d'histoire du temps présent) est revenu, dans cet entretien sur la dernière décision du président Macron de faciliter l'accès aux archives sur la guerre d'indépendance de l'Algérie. Participant au débat sur la mémoire, Quemeneur estime que la levée du secret défense, au carton, ne règle pas tous les problèmes. Il a tenu à rappeler, par ailleurs, que certaines données des personnes ne doivent pas être divulguées à «n'importe qui».
Il cite notamment les informations sensibles concernant les harkis, des Algériens dont l'intégration à l'armée française répond à des problématiques très diverses, ou encore les militants arrêtés et qui ont divulgué des informations sous la torture. «Il ne faudrait pas que telle personne qui a parlé sous la contrainte soit jetée en pâture sur la place publique», a insisté l'historien.
Le spécialiste de la guerre d'Algérie affirme que pour le travail historique, il y a encore énormément à faire sur la base des archives, appelant les chercheurs des deux pays à croiser leurs résultats. Convaincu que la réconciliation des mémoires entre les deux rives se construit, Tramor Quemeneur soutient qu'«il ne tient qu'à nous de cicatriser les plaies mémorielles encore vives».

L'Expression: Comment avez-vous accueilli la nouvelle de l'ouverture des archives décidée par le président Macron?
Tramor Quemeneur: J'ai accueilli cette nouvelle très favorablement. Depuis le début de l'année 2020, l'accès aux archives militaires était bloqué du fait de l'Instruction gouvernementale interministérielle (IGI) n°1300, qui spécifie que tous les documents classifiés «secret défense» doivent être déclassifiés avant toute communication. Cela bloque l'accès aux archives aux chercheurs, français et étrangers, ainsi qu'aux étudiants qui veulent entreprendre des recherches sur la Seconde Guerre mondiale, sur la guerre d'Indochine, sur la guerre d'indépendance algérienne, ainsi que sur les autres luttes en faveur de l'indépendance. C'était une situation invivable, qui, heureusement, va considérablement se simplifier.

Que pensez-vous de la levée du secret défense sur les archives de la guerre d'Algérie par le président de la République française? Cette levée ne serait-elle pas sélective, dans la mesure où certaines vérités pourront peut-être blesser quelques partisans: que ce soit en Algérie ou même en France?
Cette levée du secret défense, au carton, ne règle cependant pas tous les problèmes. La procédure est toujours en place, même si elle est considérablement accélérée. Il faudrait revenir aux termes de la loi de 2008: un délai «normal» de 25 ans, de 50 ans pour la protection de la vie privée ou certaines affaires concernant la sûreté de l'État et des délais supplémentaires à propos de la justice, de la santé ou de l'état-civil. Il est bien évident que tout ne doit pas être communiqué à tout le monde concernant certaines données très personnelles, voire intimes sur des personnes.
Qui plus est, il peut encore exister certaines informations sensibles concernant des catégories de personnes impliquées durant la guerre d'indépendance algérienne. Du côté français, il y a bien sûr les harkis, ces Algériens qui sont entrés dans les rangs de l'armée française: il ne faudrait pas que leurs noms soient divulgués à n'importe qui, alors même que leur intégration à l'armée répond à des problématiques très diverses. Du côté algérien, il y a par exemple aussi les militants arrêtés, interrogés et torturés: certaines informations ne doivent pas être prises pour argent comptant et utilisées par n'importe qui n'importe comment et il ne faudrait pas que telle personne qui a parlé sous la contrainte soit jetée en pâture sur la place publique. Ceci dit, il faut cependant que les historiens puissent travailler le plus largement possible, et avoir le plus de données possible à leur disposition, afin que les populations algériennes et françaises connaissent les tenants et les aboutissants de notre histoire commune, et tendre ainsi à la vérité la plus objective possible, sans fard ni tabous.

La mesure annoncée par le président ne concerne apparemment que les archives diplomatiques et le service historique de la Défense: qu'en sera-t-il pour les autres services d'archives tels que les Archives nationales?
L'IGI 1300 ne concerne heureusement que les archives militaires et diplomatiques. La procédure «au carton» permettra heureusement de déclassifier plus rapidement les archives de 1934 à 1970. Avant 1934, les archives restent communicables: nous pouvons continuer à travailler sur la période de la conquête (un dossier sur le sujet va d'ailleurs paraître avec Benjamin Stora et moi-même dans le prochain numéro de la revue Historia), ou encore sur la Première Guerre mondiale, comme je l'avais déjà fait avec ma collègue Zineb Ali Benali lors d'un colloque qui s'est déroulé en 2014. En revanche, les archives plus récentes, postérieures à 1970, restent encore soumises aux délais légaux. Pour ce qui concerne les autres archives, nous ne sommes, bien entendu, pas dans le même cas de figure: toutes celles qui sont conservées aux Archives nationales d'outre-mer (Anom) à Aix-en-Provence restent bien entendu communicables. C'est un formidable fonds qui concerne toute la période coloniale et qui reste largement accessible. J'ai eu l'occasion d'y aller régulièrement avec des étudiants de l'université Paris 8, pour travailler en particulier sur les archives de l'Algérie. Il y a encore énormément de travail à fournir: ce sont avant tout les volontés qui manquent! J'y ai souvent rencontré des collègues algériens. Le travail historique se construit. Il faut donner aux Anom les moyens de poursuivre les inventaires de leurs archives, mais aussi aux chercheurs des deux pays (et d'ailleurs!) de croiser les résultats de leurs recherches.

Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont mûres et prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour aboutir à une réconciliation des mémoires des deux rives de la Méditerranée?
Oui, j'en suis de plus en plus convaincu. Nous allons avancer vers des terrains constructifs. Nous sommes de toute façon à la croisée des chemins. Ou nos chemins se séparent comme le veulent certains extrémistes racistes et intolérants, et nous ne pouvons alors qu'aller vers le pire. Ou alors nous choisissons la voie de la réconciliation, en prenant en compte tout notre passé commun - le pire comme le meilleur - sans faux semblants, mais surtout en prenant en considération la profondeur des relations qui unissent nos deux pays. De nombreuses personnes ont en France l'Algérie au coeur, de nombreux Algériens ont aussi la France au coeur, pour y avoir étudié, travaillé ou y avoir de la famille. Je suis profondément optimiste sur notre capacité à aller de l'avant. Quand bien même il y aurait de différences, il n'y a qu'à regarder le précédent franco-allemand: les voisins ennemis séculaires, ont mis peu de temps à se réconcilier, en dépit des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. À quand le geste symbolique entre François Mitterrand et Helmut Kohl pour la France et l'Algérie?

Les relations algéro-françaises sont fluctuantes. Elles sont vues sous les prismes des visas, de la diaspora et de l'islam. Comment expliquer cette focalisation qui pervertit en quelque sorte les vraies relations entre les deux pays qui peuvent être d'ordre économique, commercial et même culturel comme avec tout autre pays?
Ce serait en effet une chance formidable de pouvoir relancer les relations entre l'Algérie et la France sur un pied d'égalité, de manière très fructueuse, tant en matière économique et commerciale que culturelle. De nombreuses personnes cherchent pourtant à tisser ces liens, à les renforcer, et les vivent même au quotidien avec les relations qu'elles entretiennent de part et d'autre de la Méditerranée. De nombreuses associations, tant aux niveaux locaux que nationaux, favorisent les échanges, organisent des voyages (avant la pandémie!). Il ne faudrait pas que tout ce travail, dont on entend peu parler, soit effacé par ceux qui cherchent le clivage et la division entre nos deux pays. Hier, c'était le jour de la célébration du 19 mars, jour de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu en Algérie, avant l'accession à l'indépendance. Bientôt
60 ans après la signature de ces accords et leur entrée en vigueur, il serait temps que le cessez-le-feu intervienne réellement. Plus encore, en 2003 devait être signé un traité d'amitié franco-algérien. Il n'en a malheureusement rien été. Si les plaies mémorielles sont encore vives, il ne tient qu'à nous de les cicatriser. Pour cela, toute la lumière doit pouvoir être faite sur notre passé, pourquoi pas avec une Commission vérité et réconciliation, afin de mieux nous projeter sainement vers l'avenir?

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