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La future capitale indonésienne Nusantara

Le chantier du siècle accuse des retards

Nusantara devrait être inaugurée le 17 août, jour anniversaire de l’indépendance de l’Indonésie, mais les retards dans la construction, les problèmes de financement et la réticence des fonctionnaires à s’y installer ont semé le doute sur le fait qu’elle deviendra effectivement la nouvelle capitale.

Elle était censée représenter l’héritage emblématique des dix années de présidence de Joko Widodo. Mais la future capitale indonésienne, Nusantara, bâtie dans la jungle de Bornéo, est encore en plein chantier à quelques semaines de son ouverture prévue. «Tout suit son cours», a déclaré Joko Widodo, venu sur place en début de semaine, relativisant les retards visibles: «C’est un travail de 10, 15 ou 20 ans. Pas seulement un, deux ou trois ans.»
À l’exception du palais présidentiel en forme d’ailes, inspiré de l’oiseau mythique Garuda, l’emblème national, Nusantara, qu’une équipe de l’AFP a pu visiter récemment, présente des bâtiments inachevés et des routes cahoteuses, au milieu de nuages de poussière soulevés par les camions et les excavatrices.
Nusantara devrait être inaugurée le 17 août, jour anniversaire de l’indépendance de l’Indonésie, mais les retards dans la construction, les problèmes de financement et la réticence des fonctionnaires à s’y installer ont semé le doute sur le fait qu’elle deviendra effectivement la nouvelle capitale.
Le décret transférant officiellement le statut de capitale de Jakarta à Nusantara n’a toujours pas été pris et ne pourrait l’être qu’après l’arrivée au pouvoir en octobre de Prabowo Subianto, vainqueur de l’élection présidentielle en février.
Métropole de 12 millions d’habitants, Jakarta croule sous le trafic automobile et la pollution et est menacée par la montée des eaux. Voilà pourquoi Joko Widodo, surnommé Jokowi, a ressuscité un projet de relocalisation de la capitale, longtemps abandonné. Objectif: rééquilibrer le développement du vaste archipel aux 17 500 îles, jusque-là largement concentré sur la grande île de Java.
Le choix s’est porté sur la côte est de l’île de Bornéo, à 1 200 km au nord-est de Jakarta et 2 heures d’avion. Selon le plan initial qui prévoit une construction en cinq étapes d’ici 2045, la première phase devait être opérationnelle cet été.

Pas de crise
«Nous sommes sur la bonne voie. Il n’y a pas de crise, comme vous pouvez le constater», a déclaré sur place à l’AFP Danis Sumadilaga, responsable des infrastructures de Nusantara, assurant que 80% de la phase 1 est achevée. «Mais... c’est la première étape d’un développement à long terme. Ce n’est pas pour aujourd’hui. C’est pour notre prochaine génération», a-t-il ajouté. Son de cloche très différent de la part d’un autre responsable proche du projet, qui, sous couvert d’anonymat, confie que le niveau d’achèvement de la première phase est plus proche de 20%. Dans la cité, une légion d’ouvriers s’échinent autour de tours encore vides, poussés à respecter la date de livraison du 17 août.
«Nous sommes effectivement sous pression pour atteindre notre objectif pour le jour de l’Indépendance», a reconnu Jamaluddin, 47 ans, directeur de la centrale à béton, qui comme beaucoup d’Indonésiens ne porte qu’un seul nom.
«Les conditions météo ont été extrêmes», ajoute Nisya Khairunnisa, un ouvrier de 37 ans, après qu’une pluie incessante s’est abattue sur le site au cours des dernières semaines. En raison du retard, le chef de l’administration de la ville et son adjoint ont démissionné en juin. S’y ajoute la difficulté à attirer des investissements étrangers cruciaux. Jakarta va financer 20% de la nouvelle cité mais a besoin de 100 000 milliards de roupies (5,6 mds EUR) d’investissements privés d’ici la fin 2024.
Fin juin, seulement 51 300 milliards de roupies (2,9 mds EUR) ont été collectés, provenant de bailleurs de fonds nationaux. Selon des experts, les entreprises étrangères hésitent à s’engager dans une ville située dans l’une des plus grandes forêts tropicales au monde qui abrite orang-outans et singes à long nez. «Elles ne veulent pas investir dans un projet au détriment de la biodiversité», explique Aida Greenbury, spécialiste indonésienne du développement durable. Pour Nicky Fahrizal, du Centre d’études stratégiques et internationales de Jakarta, «c’est mission impossible.
Les finances de l’État ne permettent pas de construire une mégastructure en seulement un ou deux ans».
L’état d’avancement du projet n’a pas incité quelque 10 000 fonctionnaires à s’installer à Nusantara à compter de septembre prochain. «Il est clair que les installations ne sont pas adéquates», juge un fonctionnaire d’une trentaine d’années, qui comme d’autres, a accepté de répondre à l’AFP sous couvert d’anonymat. «On nous dit qu’elle deviendra véritablement une ville en 2045. Mais nous devons nous y installer dès 2024. À quoi va ressembler alors notre vie?» Même la promesse de primes spéciales et de frais de déménagement couverts ne les fait pas changer d’avis. «Je suis encore très réticent à l’idée de déménager», confie un autre fonctionnaire de 32 ans. Mais le gouvernement mise lui sur la loyauté et les sacrifices de ses agents: «Ceux qui viendront seront les pionniers», souligne ainsi Sofian Sibarani, l’architecte de la ville.

Réticents à bouger
Il faut savoir qu’en août 2019, le président Joko Widodo annonçait le projet de déménager la capitale nationale de l’Indonésie de Jakarta (île de Java) vers Kalimantan-Est, sur l’île de Bornéo, entre les villes de Samarinda et de Balikpapan, au centre géographique du pays, et à 1 200km de la capitale actuelle.
La nouvelle capitale, nommée Nusantara (ou IKN), qui signifie « archipel «, sera construite ex nihilo dans la forêt, sur 2 600 km2, en commençant par sa partie administrative.
Le modèle urbain en est une ville écologique (sous la forme d’une ville-forêt), intelligente et inclusive, incarnant l’identité nationale et d’ambition mondiale.
À l’été 2024, le chantier du centre-ville administratif avance à marche forcée : la ville doit être inaugurée le 17 août 2024, date anniversaire de l’indépendance de l’Indonésie.
Localisation d’IKN. Oikn, « Nusantara Smart and Sustainable Forest City », document de présentation du projet, octobre 2023.
La situation environnementale désastreuse de Jakarta explique ce projet de rupture. En effet, la capitale politique et économique du pays est une des mégapoles côtières des régions du Sud de plus de 10 millions d’habitants, et 31 millions si l’on inclut la région urbaine alentour, polluée et congestionnée, qui fait partie des sinking cities (les villes en train de couler) dont la subsidence s’accélère du fait de l’urbanisation et du pompage dans les nappes phréatiques, s’enfonçant à un rythme allant jusqu’à 25 cm par an dans certains quartiers.
Situé dans une basse plaine littorale drainée par une dizaine de cours d’eau, le site forme une gouttière naturelle pour les eaux qui s’écoulent des montagnes vers la mer.
Les inondations récurrentes en période de mousson sont aggravées par l’élévation du niveau de la mer alors qu’un tiers de la ville se situe déjà sous le niveau de la mer.
L’extrême déséquilibre territorial peut justifier aussi le déplacement de la capitale en dehors de Java. L’île concentre en effet, sur 7 % du territoire, 57 % de la population, 7 des 10 villes millionnaires du pays et plus de la moitié de l’activité économique (57 % du PIB en 2022).

Les raisons du projet
La localisation de Jakarta, dans l’ouest de Java, accentue encore le fort déséquilibre entre l’Ouest indonésien, plus développé et proche de l’axe de développement de la façade pacifique de l’Asie et du détroit de Malacca, par où transitent les deux tiers du commerce mondial, et l’Est, plus pauvre et éloigné des centres de gravité national et international.
L’ambition pour IKN est ainsi de créer un nouveau pôle de croissance économique en dehors de Java, susceptible de favoriser le développement de Kalimantan-Est et de tout l’Est indonésien.
L’idée est aussi de décentraliser le pouvoir considéré comme trop javano-centré, en particulier depuis les grandes manifestations qui ont chassé du pouvoir le général Suharto (1965-1998) et ouvert une période de réformes (reformasi) (1998), et depuis les revendications de décentralisation qui ont suivi.
Kalimantan-Est est une province riche en ressources largement exploitées (pétrole y compris offshore dans le détroit de Makassar, minerais en particulier de charbon, plantations, bois) et peu peuplée (3,77 millions d’habitants en 2020 et seulement 30 habitants au km2, pour une moyenne indonésienne de 140). Son dynamisme économique en fait une province attractive. La croissance de la population y est de 1 point plus rapide que celle de la moyenne indonésienne (+ 2,13% par an entre 2010 et 2020 contre 1,25 de moyenne indonésienne) avec un solde migratoire positif de 1 million de personnes. Deux villes importantes d’environ 800 000 habitants chacune, Samarinda et Balikpapan, structurent un réseau urbain déjà complémentaire qu’IKN viendrait compléter. Leurs infrastructures de connectivité, bien développées (port international à Balikpapan, deux aéroports, autoroute de 99 km entre les deux villes), sont considérées comme un atout facilitant la construction d’IKN. À une échelle plus locale, les arguments du choix du site sont la faiblesse du risque sismique, malgré les réserves de certains sismologues, et de risque d’inondation marine puisque le centre-ville est situé à une quarantaine de km de la côte.
En dehors des populations autochtones (environ 20 000 personnes), la région a été peuplée par des migrations récentes, migrations de travail ou déplacements dans le cadre de la transmigration – un programme de migrations organisées qui a visé, du début du XXe siècle au début des années 2000, sous diverses modalités, à déplacer les populations des îles densément peuplées de Java, Madura et Bali vers les îles moins peuplées. Elle est de ce fait réputée socialement et culturellement ouverte, un facteur susceptible de réduire les conflits dans la perspective de l’arrivée de milliers de fonctionnaires depuis Jakarta.
Mais c’est aussi l’existence d’un vaste foncier potentiellement mobilisable qui a guidé le choix de localisation. En effet, 135 000 ha sur les 260 000 ha nécessaires sont exploités en concessions minières et en plantations industrielles, dont les permis d’exploitation pourront être annulés de façon anticipée. Ils sont essentiellement détenus par des entreprises publiques ou par des sociétés appartenant à l’élite indonésienne : l’ONG Walhi a dressé une carte des concessions sur le site de la capitale et publié le nom des sociétés attributaires de ces concessions, dont beaucoup appartiennent à des membres de l’élite politico-économique. Cela a probablement joué en faveur de la localisation choisie et explique pour partie la forme parfois inhabituelle des tracés des limites de la ville et sa localisation dans une région collineuse, où les terrains plats n’occupent que 20 % des surfaces.

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