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Abdelatif Rebah, économiste, à L'Expression

«Mon livre interroge les limites du Hirak»

Abdelatif Rebah est un éminent économiste, il traite de l'ensemble qui a trait à l'économie politique en tant qu' approche en mesure de comprendre les crises inhérentes aux choix économiques et leurs répercussions sur la vie sociale des pans entiers de la société. La question du développement est centrale dans ses analyses, il entreprend un regard critique de tous les choix économiques d'il y a trente années de cela. Il répond sur le mouvement en cours en rétorquant que «l'ambition première qui m'a motivé pour écrire ce livre s'inscrit contre les détracteurs de l'Algérie indépendante et le révisionnisme qui a atteint son paroxysme avec le Hirak 2».

L'Expression: Votre dernier livre «Algérie Post-Hirak à la conquête de l'avenir» traite d'un ensemble relevant de l'économie politique du pays. Pouvez-vous expliquer aux lecteurs le lien entre ce livre et le
«Hirak»?
Abdelatif Rebah: Il faut se rappeler que le Hirak, en tant que mouvement de protestation populaire de masse, inédit, drainant, à travers tout le territoire national, un large éventail de milieux sociaux, a surgi d'abord, comme un immense cri d'indignation et de colère, pour ne pas dire de rage, à l'annonce, le 10 février 2019, au mépris du bon sens politique le plus élémentaire, d'un 5ème mandat pour un chef de l'Etat paralysé depuis 2013, et qui ne s'était plus adressé au peuple depuis sept ans, annonce vécue par les Algériens dans leur ensemble, comme une profonde humiliation nationale. À côté du «non» au 5e mandat, évidemment dominant, ce qui revenait aussi dans les slogans, comme un leitmotiv, rappelons-nous, c'était le «klitou el bled ya serraqine», la dénonciation de la prédation, de la dilapidation et du pillage des richesses naturelles et humaines.
On a vu comment, les jeunes ont insufflé sa tonalité radicale et son élan optimiste, mais aussi ses couleurs et ses notes de gaieté et de grande espérance à cette extraordinaire explosion populaire. Et il ne pouvait en être autrement. Car ce sont ces franges de la population marginalisées qui sont les premières victimes des politiques à l'origine de la fermeture des perspectives et de la panne du développement qui leur fauchent l'horizon, ne leur laissant pour seules issues que la zetla (drogue) ou la harga.
Or, un battage idéologique intense a été systématiquement déployé (il l'est toujours, d'ailleurs) pour empêcher que s'établisse et grandisse dans la conscience des jeunes cette relation de cause à effet directe entre leurs malheurs et la nature sociale des politiques infligées au pays par la 3issaba, trente années durant. En effet, les courants libéraux et réactionnaires qui ont réussi à imposer leur domination idéologique sur le Hirak se sont appliqués avec obstination et sans nuance aucune, depuis le début des imposantes marches hebdomadaires, à dissocier les viles pratiques mafieuses d'un système politique corrupteur, prédateur et parasitaire, de son fondement structurel, l'ordre économique et social qui l'a sécrété et nourri et les choix doctrinaux qui l'ont légitimé.
Les racines véritables de la mal-vie des jeunes, de leur désolation seraient, tout simplement, dans la médiocrité du conducteur, Abdelaziz Bouteflika et de son équipage, une simple affaire de mauvaise gouvernance. Dans cette vision libéralo-réactionnaire, la voie empruntée depuis plus de trois décennies, elle, est totalement mise hors de cause. Pis encore, imposant leur interprétation du Hirak populaire, ces courants tentent même de nous faire croire que l'impasse découverte en 2020 serait la résultante des «mauvais choix de 1962», que les centaines de milliers d'Algériennes et d'Algériens qui sont sortis dans la rue clamant haut et fort, tous les vendredis, pendant plusieurs mois, leur volonté d'en finir avec «le système» et tous ses symboles, s'en sont pris non pas à la voie libérale dont les conséquences sur leur vie quotidienne a particulièrement provoqué la colère des plus jeunes, mais aux choix économiques et sociaux faits par l'Algérie immédiatement après l'indépendance.
L'enjeu essentiel de cette grossière manipulation est d'empêcher que la jeunesse, tout particulièrement, ne s'empare des questions se rapportant aux racines véritables de sa situation. Quel est le système social qui lui bouche l'horizon? Quels sont les mécanismes politiques et socio-économiques qui bloquent les transformations structurelles pouvant ouvrir aux jeunes de véritables perspectives? Qui condamne leur pays au non-développement, à l'impasse? Pour conclure sur la réponse à votre première question, l'ambition première qui m'a motivé pour écrire ce livre s'inscrit contre les détracteurs de l'Algérie indépendante- le révisionnisme qui a atteint son paroxysme avec le Hirak 2 en restituant, contre les déformations idéologiques et les entreprises médiatiques intéressées, la vérité des faits et en donnant à voir et à revoir les plus belles pages du développement économique et social national, dans la perspective de voir les nouvelles générations se réapproprier ce proche passé, renouveler et fertiliser son message émancipateur dans un nouvel élan bâtisseur. Ce livre mène une réflexion sur les causes profondes de la crise économique, sociale et politique dans laquelle se débat l'Algérie, interrogeant les limites du Hirak dans sa capacité à produire une alternative crédible. Enfin, il se veut également un temps de réflexion sur les conditions de réalisation du changement structurel.

Vous avez fait un bilan du développement national depuis 1962 à nos jours. Quels sont les points phares de ce développement?
Dans l'évolution de l'économie algérienne depuis 1962, je distingue les étapes caractéristiques essentielles suivantes. D'abord, celle que l'on pourrait qualifier d'étape de la maturation des choix fondamentaux de développement économique de l'Algérie indépendante. La seconde étape est celle que l'on a appelée celle de l'âge d'or de l'édification nationale. Nationalisés, les hydrocarbures s'affirment comme la source de financement de l'accumulation productive, à la fois combustible du développement national et source d'une prospérité nationale partagée. La troisième étape est celle de la remise en cause de la stratégie de développement national autonome et du démantèlement de ses outils. Cette voie conçue comme substitut à celle du développement national de la décennie 1970, s'est soldée par un fiasco dont les manifestations caractéristiques sont l'échec du triptyque libéral: libre-échange, privatisation IDE, la panne du développement.

Le livre détermine le virage qui a préparé l'étape de la dégringolade de l'économie nationale et de la stratégie de développement. Pouvez-vous nous parler de cette période d'une manière plus claire?
Après la mort de Boumediene, le camp libéral est entré en campagne pour engager l'idée qu'il fallait changer de cap. La problématique économique algérienne va cesser d'avoir pour centre de gravité la construction des bases productives et du cadre institutionnel du développement national indépendant. C'est le mode de régulation, la place des instruments de marché et la création des «outils institutionnels» du passage à l'économie de marché qui focalisent toutes les politiques économiques qui se succèdent au gré des changements de gouvernement, après 1986.

L'on assiste à une mode révisionniste visant la remise en cause totale du processus de développement national en s'attaquant au cap économique qui se réfère au renforcement du patrimoine étatique. Quelle est votre lecture à ce propos?
Les années 80 et 90 sont marquées par ce qui a été appelé «le consensus de Washington». Cette expression tire son nom d'un article de l'économiste américain John Williamson qui a énoncé en 1989 les dix commandements du libéralisme qui ont formé le socle des politiques économiques libérales et dont la mise en orbite planétaire à partir de la décennie 90, notamment, ne doit rien au hasard des événements. Un des articles de foi du «consensus de Washington» est que l'efficacité économique demande le minimum d'intervention de l'Etat au profit du libre fonctionnement des marchés.

Pensez-vous que le Hirak pourrait restituer l'enjeu économique qui a trait au développement national en remettant en cause les choix néolibéraux qui étaient à l'origine de la mise à mort de l'économie nationale?
Le Hirak a levé le voile sur les ravages idéologique, politique, économique, social et culturel causés par l'orientation libérale. Mais ceux qui dominent le Hirak 2 refusent d'admettre que c'est cette orientation qui est à l'origine de la crise actuelle. La question essentielle du développement national, de son contenu socio-économique, des conditions politiques et des modalités concrètes de sa relance, sont absentes de leurs préoccupations. Ils aspirent, quant au fond à un deuxième round de libéralisation économique administrée sous anesthésiant démocratique.

Vous avez fait allusion à «l'Etat développementaliste», comment cela devrait être maintenu ou développé à l'aune de la casse savamment orchestrée durant plus de quatre décennies?
L'alternative du retour à l'État développementaliste est incontournable. Cela implique la priorité politique fondamentale de la restauration de l'Etat national et de ses institutions gravement amoindries et affaiblies. Nous avons également besoin d'un Etat, garant des priorités productives, sociales et environnementales, doté des outils d'une régulation économique moderne et performante, consacrant l'ère de la planification. Cette bataille est de grande envergure et de longue haleine, et se déploie sur les plans politique et idéologique autant qu'économique.

Vous défendez une démarche qui s'arc-boute sur le triptyque énergie-progrès-démocratie. Comment cela doit être fait aujourd'hui?
La pandémie de la Covid-19 a mis à nu la grande vulnérabilité du «modèle économique» algérien financé uniquement par les revenus du secteur pétrolier et gazier, frappé, aujourd'hui, de plein fouet par les répercussions négatives de ce fléau mondial, sur le niveau d'activité des économies importatrices de brut et de gaz. La transition énergétique n'est pas un choix, mais une nécessité. C'est une question de Sécurité nationale.

Tout le monde parle de changement, mais ce dernier est intimement lié au changement de l'approche économique dans la perspective de consacrer la justice sociale. N'est-il pas temps de revoir les choix néolibéraux qui ont affaibli l'Etat national et appauvri les larges couches de la société?
Notre jeunesse ne peut reconsidérer sa vision de l'avenir si ses perspectives ne sont pas inscrites dans la renaissance d'un projet de développement national authentique, enraciné, émancipateur et social. La condition sine qua non de ce nouvel élan, on ne le répétera jamais, assez, est de rompre avec la démarche économique libérale ruineuse, en cours depuis une trentaine d'années, et ses pratiques mafieuses et de corruption. C'est un impératif de salut national, car leur maintien et leur reconduction, tout particulièrement, dans le contexte lourd de menaces et d'incertitudes, des reconfigurations impérialistes mondiales violentes, post-pandémie, vont, inéluctablement, enfoncer le pays dans une nouvelle crise aux conséquences politiques, économiques et sociales incalculables.

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