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Lamine Benallou, écrivain, à L’Expression

«Oran représente tout pour moi»

Lamine Benallou, écrivain ayant publié le roman Les vies multiples d'Adam aux éditions Frantz-Fanon, partage avec nous sa longue marche de plus d'un demi-siècle de lecture et d'écriture, l'ayant mené à la rédaction de cette oeuvre, à découvrir ou à redécouvrir.

L'Expression: Comment êtes-vous devenu écrivain, est-ce un rêve d'enfance ou est-ce le fruit d'un déclic?
Lamine Benallou: Disons que l'écriture «sérieuse» est «venue assez tard. Mon premier roman «Les porteurs de parole» est sorti en 1998. J'ai toujours été attiré par l'écriture et j'ai commencé, un peu comme tout le monde à écrire de la poésie, mais sans aucune prétention, en néophyte sans plus. Ce fut bien plus tard, nourri des lectures de la littérature en français. Les «classiques» (Gide, Sartre, Camus, Pagnol, Mauriac, Proust...), la littérature maghrébine (Feraoun, Dib et surtout Kateb Yacine et Boudjedra) et bien sûr en espagnol avec Don Quichotte et le réalisme fantastique avec Gabriel García Márquez...) que j'ai fait le saut. J'ai donc commencé à écrire sérieusement assez tard. Vers les quarante ans. Par fatigue. À cause de la maladie. Je ne saurais vous dire. J'ai eu une espèce de crise importante. Les livres que je lisais m'ont aussi poussé à le faire. Toutes mes lectures. Et depuis, j'écris sans aucun type d'ambition. Comme une nécessité impérieuse de réaliser un travail intime, et nécessaire. Peut-être comme un moyen de défense. Un exutoire. L'exercice d'écriture, à ma grande surprise s'est transformé en quelque chose chaque fois plus important pour moi. Je crois que je continuerai d'écrire jusqu'à ma mort. Si mes forces me le permettent.

Votre premier livre intitulé Les porteurs de parole a été publié en 1998. Comment est née l'idée d'écrire ce livre et qu'en est-il du sujet qu'il aborde?
Le sujet est le suivant: un personnage anonyme enfermé dans son appartement voit croître dans sa ville une atmosphère de méfiance, de mort et de terreur. Il lutte contre le sommeil, se saoule, traîne du lit à la fenêtre, élève des cafards et assiste, angoissé et impuissant, à la transformation progressive et à la destruction de sa ville. Une vision fragmentaire et assez personnelle d'une guerre civile ou plutôt d'une guerre contre les civils qui ne veut pas dire son nom. L'impuissance de l'intellectuel face à la barbarie des hommes. Un aspect de la décennie noire en Algérie.

Vous avez aussi publié d'autres livres en rapport avec votre spécialité d'universitaire, peut-on en savoir plus?
Oui. Quelques travaux... Un travail de sociolinguistique: «Oran et l'Espagne au XXº siècle. Contacts linguistiques et culturels». Calentica, trabendo, largo, chancla: des termes qui ont hanté ma jeunesse et mon imaginaire. Je propose un voyage à travers les mots, les individus et l'histoire d'une Algérie plurielle où la diversité linguistique et culturelle reste une richesse encore à découvrir. Dans ce travail, j'étudie les influences hispaniques en Oranie et je répertorie les différents apports linguistiques, culturels et sociaux des Espagnols dans la vie quotidienne d'Oran et de l'Ouest algérien. Un récit de voyage... «Voyages dans la mémoire. Sur les traces de la civilisation hispanomusulmane». Trois amis de confessions différentes: Mohamed, musulman; Jesús, chrétien; et David, juif, se proposent d'entreprendre un périple à travers les terres millénaires d'al Andalus en Espagne. Un voyage dans la mémoire qui leur permettra de connaître (de se re-connaître) par le biais d'itinéraires, les lieux symboliques de l'Espagne musulmane. Un hymne à la tolérance, au respect d'autrui et au métissage des cultures. Un essai sur l'interculturalité... «Penser l'interculturalité, l'Islam, la littérature. Textes et (pré) textes, d'ici et d'ailleurs, d'un homme de l'entre-deux...» Cet ouvrage traite de nombreux sujets qui m'intéressent, me préoccupent, m'interpellent, bref me passionnent: l'interculturalité, l'Islam, les livres, la (ou les) littératures, la tolérance, le respect de l'Autre, le vivre ensemble, la place de la femme en terre d'Islam et dans nos sociétés, également des portraits de personnages parfois célèbres (ou pas)... J'ai souhaité, au-delà du contenu, que ce livre soit une tribune qui traite et débatte de tous ces sujets: des femmes, sans tabous, ni préjugés sexistes ni sexuels, de l'interculturalité, d'un oecuménisme interreligieux, de l'altérité, du rapport à la différence..., un essai (en langue espagnole) sur l'islam «Para un islam de las luces. Volver al espíritu de Córdoba» (Pour un islam des Lumières. Retour à l'islam de Cordoue). Dans cet essai, je fais un bilan historique de l' Islam, de ses rapports avec l'Occident, et de ses connexions avec l'art et l'esthétique. Je présente divers auteurs musulmans et j'étudie leur relation avec le pouvoir ainsi que les autorités islamiques. Pour cela je me sers du paradigme de Chahrazed et de Ben Laden: deux figures contrastées et symboles de deux visions opposées de l'Islam. Métaphores de deux façons de comprendre le message prophétique de Muhammad). Je parcours ce chemin historique et fais une analyse des différentes interprétations du corpus islamique relatif à la femme, à la sexualité et à la culture.

Vous auriez pu écrire en espagnol, pourquoi le choix du français?
J'ai toujours écrit en français. Mais j'ai toujours privilégié «notre» français. Je ne suis pas français. J'écris de mes croisements. J'écris en métis, en créole, j'écris en arc-en-ciel, j'écris dans un panaché linguistique bâtard, hybride et adultère... Je ne sais pas parler français. Ou plutôt, je réinvente mon français. Je veux entrer dans la langue de «la France» pour la transformer, la modifier, la pétrir, la métamorphoser... La faire frissonner, palpiter, la faire vibrer, trembler... Jouir... Je n'écris pas dans le français de Chateaubriand ni celui de Julien Sorel, le fameux personnage de Stendhal et même si j'en suis admiratif, mon français n'est pas celui de «Madame Bovary» ni encore moins celui de Jean d'Ormesson. Je préfère celui des néologismes de mon peuple, de leurs inventions lexicales: les «taxieur» ou «parkingueur»... J'adore les néologismes qui enrichissent ma langue. J'aime ce que Khatibi traduit intelligemment par le terme de «bilangue».
Vous êtes auteur d'une thèse sur l'écrivain espagnol Juan Goytisolo. Est-ce qu'on peut savoir pourquoi avoir opté pour cet écrivain et sur quoi avez-vous basé vos recherches?
Effectivement... Il m'a beaucoup influencé. J'ai eu la chance de le connaître en 1986, invité à un colloque sur son oeuvre à Almería en Espagne. Ses travaux, ses romans, son amour pour le monde arabe (il a vécu à Marrakech, au Maroc jusqu'à sa mort), son compromis pour la Palestine, font de lui un intellectuel engagé auquel je suis resté très attaché. J'ai beaucoup travaillé sur ses romans particulièrement sur Makbara et les influences arabes dans cette oeuvre
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Vous avez beaucoup écrit sur Oran, qui est votre ville natale, que représente-t-elle pour vous et quelle est sa place dans votre oeuvre?
Oui. Assurément j'y ai vécu jusqu'en 1994, jusqu'à mes 36 ans, jusqu'à mon installation en Espagne. Oran représente tout pour moi. Même si je n'habite pas toujours à Oran, c'est Oran qui m'habite... Lorsque je retourne à Oran après plusieurs années d'absence, comme à chaque fois, le retour au pays natal commence par un pèlerinage au quartier de mon enfance: Sidi Houari, ou ce qu'il en reste, des ruines parfois qui font mal au coeur, d'affreux effondrements d'immeubles faisant penser à une ville bombardée, laissée à l'abandon par les autorités. Triste et désolant. La rue Philippe, la rue Desjardins, la rue de Rivoli, la rue Montebello, la rue Charras, la rue Tagliamento, la rue Sediman (où est né mon père en 1922), la rue du Vieux Château, la rue de la Vieille Casbah (où je suis né), Place de la Perle. J'entends alors la voix de notre barde, celui qui a le mieux chanté Oran, Ahmed Wahby qui me fredonne tristement: «Wahran Wahran rohti khsara, hadjrou mennak nass chtara». Oui, c'est ainsi que s'égrenait le temps dans ma jeunesse. La Marina, Sidi el Houari, Oran m'habite, je n'y peux rien. J'ai voulu rédiger cette réponse en français, espagnol, arabe, algérien pour exprimer l'aspect hybride, multiculturel, communautaire et linguistique du quartier de mon enfance. Comme le chante si bien Reinette l'Oranaise dans «Aadrouni ya sadate».

Ecrire votre roman paru aux éditions Frantz-Fanon est sans doute le résultat d'un long processus de maturation, n'est-ce pas?
Tout à fait. Je pense que je n'aurai jamais pu écrire ce roman à trente ans. Oui. Je pense que c'est le roman de la maturité. De toutes mes lectures de plus d'une cinquantaine d'années, de toutes mes influences livresques, de toutes les littératures. Le roman est rempli de «clins d' oeils» à toutes mes références, à une mise en abyme qui, je pense, ne fait qu'enrichir le roman.

Pourquoi avoir choisi de mettre «multiple» entre parenthèses?
Parce que tout simplement cette «multiplicité» de vies est potentiellement tributaire de la décision finale d'Adam, le personnage du roman, et cela, on ne le sait pas. C'est une hypothèse parmi les possibilités que lui offre son mentor, Pablo. Mais il faut lire le roman pour cela.

Comment ce roman a été accueilli?
Bien je pense... Même si... Enfin, ma modestie m'empêche de me prononcer. ce n'est pas à moi de le dire. Mais le fait d'avoir obtenu le Prix de l'université des Frères Mentouri, d'être finaliste du Prix Orange Afrique et dans le quatuor final du pPrix Mohammed Dib 2024, en attendant a décision finale, me remplit de satisfaction et j'en profite pour remercier tous mes lecteurs.
Dans votre roman, le lecteur est happé puis subjugué par votre imagination débordante. Est-ce que la littérature sud-américaine, pleine de couleurs et d'imagination vous a énormément influencé, vous qui êtes professeur en Espagne?
Tout à fait. J'ai baigné, d'abord dans l'univers romanesque de Cervantes et de la «folie» du Quichotte, plus tard, comme je l'ai déjà dit, dans le réalisme fantastique de la littérature hispano-americaine avec Gabriel García Márquez, Borges, Juan Rulfo, Carlos Fuentes qui sont mes maîtres, et m'ont beaucoup influencé. Oui, les vies multiples» leur doit tout.
Comment parvenez-vous à prolonger le jeu du personnage Adam, contraint de jouer à la fois avec la mort et la vie...Il est dans le monde des morts avec sa femme et celui réel d'avec les vivants?
Oui. Il n'y a que la littérature, le roman qui permettent cela. Adam est toujours dans cet équilibre incertain entre la vie et la mort. Entre la dure réalité et les fantômes qui l'habitent. Dans le roman, dans ma perception de la littérature, dans mon écriture, j'aime quand l'irréel devient réel, quand l'imaginaire devient authentique. Lorsque la frontière entre le rêve et la réalité s'efface, s'estompe. Quand l'allégorie devient une vérité. Quand les contours de l'invraisemblable s'emparent du vraisemblable. Alors que l'onirique, l'illusion, le mystère s'érigent en évidence, en certitudes. Le songe s'apparente au vrai. Le fantasme à la vérité. L'ésotérique se transforme en fulgurance. Tout simplement lorsque l'imaginaire devient une réalité. Alors ma liberté de création se libère de toutes ses chaînes et me permet tous les excès.

Vous avez été nominé pour le Prix Orange du livre d'Afrique, pouvez-vous nous parler de cette expérience?
Une très belle expérience. J'ai été invité en Côte d'Ivoire où se tenaient les délibérations avec les quatre autres finalistes de la Tunisie, du Sénégal, de Madagascar, et de la Côte d'Ivoire. Une rencontre très riche en débats avec les différents acteurs de l'édition et les auteurs.

Nous savons ce que vous avez donné à l'écriture. Qu'est-ce que cette dernière vous a apporté?
Très sincèrement. Tout. L'écriture m'a tout donné. J'adore le fait que je peux rendre les gens heureux avec un texte, un roman, avec mon écriture, peu importe la forme. Même si ce n'est qu'un petit moment de leur vie. Si je peux les faire sentir mieux, plus chanceux ou les faire sentir bien, changer une moue en sourire, oublier leurs soucis pour un instant, pour moi ça en vaut la peine. Je viens du pays de l'écriture. Où «Écrire» est une grâce, une bénédiction, une «baraka». Mes sources, mes racines, mes peines, mes douleurs, mes blessures, mes amis, mon pays. Depuis que je sais écrire, j'écris. Je ne sais faire que ça. J'essaie de le faire au mieux. Tant bien que mal. Tant pis. Je m'adapte et fais avec. Je sais que tout n'est pas perdu. Écrire est un besoin. Une nécessité. Une soif. Une faim. J'écris déjà pour moi: tirer au jour ce qui grouille tout au fond de moi, l'ordonner, le ranger, lui donner une visibilité, expliquer, comprendre. Et puis partager bien évidemment. Entre ce que j'ai écrit il y a quelques années, et ce que j'écris aujourd'hui sur le même thème, il y a une évolution. Petit à petit, les choses se décantent, s'éclaircissent, viennent au jour. Je ne renie pas ce que j'ai écrit il y a des années. Ce sont les premières marches, les premiers balbutiements, c'est tout. Écrire... Mes sources, mes origines, mon identité, ma raison d'être. Oui. Je viens du pays de l'écriture.

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