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Aomar Ait Aider, écrivain, à L’Expression

«Mammeri était un puits de savoir»

Professeur d’université, Aomar Ait Aider est écrivain, auteur de nombreux livres, dont des romans et des essais. C’est en tant qu’auteur du livre «Mammeri a dit» des éditions « L’odyssée», qu’il nous accorde cet ientretien où il témoigne de l’auteur de «La colline oubliée», qu’il a connu et qu’il a longuement interviewé en 1984.

L'Expression: Le grand entretien que vous avez réalisé avec Mouloud Mammeri était-il destiné à être publié sous forme de livre, ou bien l'idée est née bien plus tard?
Aomar Ait Aider: En août 2024, cela fera quarante ans depuis que l'entretien filmé avec Mouloud Mammeri a été réalisé chez lui, à Alger. L'entrevue s'inscrit dans le cadre des activités du Mouvement culturel berbère. À l'époque, chaque militant contribuait selon ses moyens mais toujours du mieux qu'il pouvait. Avec un groupe de camarades universitaires dévoués à la cause berbère, nous animions la scène locale avec des activités politico-culturelles: cours de langue berbère, initiation à la traduction, activités théâtrales, réalisation de lexiques etc... Régulièrement, pour aider les étudiants à se former politiquement et à se préparer à une ouverture démocratique autorisant le débat et la diversité d'opinions, des conférences thématiques sont organisées. Pour ma part, j'ai mis à la disposition du mouvement un matériel vidéo que j'ai ramené de France d'où je venais de rentrer après y avoir effectué un doctorat en physique: je projetais dans les différents campus de l'université de Tizi Ouzou, des documents sur l'histoire, les acteurs politiques de la région et les luttes multiformes menées pour la réhabilitation de notre culture et de notre identité. L'entrevue de Mammeri s'inscrit dans ces programmes d'éducation populaire. Dans l'entrevue, il nous a donné l'essentiel de ce que tous les Autochtones d'Afrique du Nord doivent connaître sur eux-mêmes et a tracé un programme qui leur permettrait de continuer d'exister en toute liberté. Elle a été réalisée en kabyle pour qu'elle soit vue et comprise par la population kabyle et les autres peuples berbères de Tamazgha. À l'origine, il n'était pas dans mon intention d'en faire un livre. L'idée m'est venue quand, une vingtaine d'années après la mort dramatique de Mammeri en février 1989, j'ai numérisé le film pour le sauver de l'inéluctable dégradation. Le livre a paru en 2009 aux éditions «L'Odyssée» qui l'ont réédité six ans plus tard.

Pouvez-vous nous mettre un peu dans l'ambiance dans laquelle se sont déroulés les échanges de ce grand entretien avec Mouloud Mammeri?
L'entrevue, réalisée en trois étapes, a eu lieu à la terrasse de sa maison qui domine Alger et qui offre une vue imprenable. D'un même regard, on peut embrasser la baie, ses bateaux en rade et les hauteurs de la colline sur laquelle est adossée la ville. Mais, Mammeri ne passait pas son temps à contempler la mer. Sauver son peuple d'une mort certaine et le propulser dans la modernité le préoccupait plus que tout. Bon vivant, jovial et accueillant, maîtrisant à la perfection la question berbère, Mammeri s'est exprimé avec aisance devant la caméra. Nous avons évité de l'interrompre, le laissant développer à sa guise les thèmes qui lui ont été proposés.

L'entretien s'est déroulé en 1984, pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour publier le livre «Mammeri a dit»?
J'ai considéré le film comme propriété du MCB tant qu'on a mutualisé nos moyens. À partir du moment où les gens ont commencé à ramasser leurs billes pour les mettre au profit d'une chapelle, j'ai fait autant avec les miennes.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans la manière de communiquer Mouloud Mammeri?
En excellent pédagogue, il a présenté dans un langage accessible et crédible l'histoire des Berbères et les projections d'avenir qui les prémuniront des dangers qui les guettent en tant que peuple et civilisation. Il avait conscience de son rôle de guide, et il l'assumait dignement.

Peut-on savoir comment avez-vous connu Mouloud Mammeri pour la première fois?
Des circonstances particulières ont fait que je me suis retrouvé chez lui, en compagnie de camarades venus le consulter sur des projets qu'ils menaient. L'un d'eux, Slimane qui travaillait sur un lexique de géographie, m'a présenté. Remdane qui animait un cours sauvage de langue berbère à l'université lui a exposé les activités de notre groupe. Mammeri s'est rendu disponible à une contribution filmée que je réaliserai avec mon matériel vidéo. Il a immédiatement adhéré à l'idée d'une interview filmée destinée autant aux étudiants et lycéens qu'au grand public. Nous avons convenu de la faire en kabyle. Il nous a laissé le choix et l'ordre des questions. Remdane et moi les avons préparées et agencées. En compagnie de Slimane, nous sommes partis faire la première partie de l'enregistrement. Bien évidemment, le matériel vidéo est soigneusement caché dans la malle de la voiture. Par la suite, Hend s'est joint au groupe et a participé à l'enregistrement d'une partie.

Pour votre génération d'intellectuels et de militants, que représentait pour vous Mouloud Mammeri?
Pour nous tous, Mammeri se situe au-dessus de la mêlée. C'est notre repère, le phare qui guide. La force sereine qui l'anime nous rassure et nous encourage à aller de l'avant. Mammeri est surtout un puits de connaissances dans lequel on puise sans retenue. C'est une énergie renouvelable. Qu'il s'exprime sur Voltaire et le siècle des Lumières, sur la civilisation gréco-romaine ou sur nos ancêtres les Numides, l'impression laissée auprès de son auditeur est celle de quelqu'un qui a vécu l'époque qu'il évoque. Mammeri n'ordonne pas, il laisse les choses se déployer dans leur complexité étant convaincu que le chaos créateur est le seul à même de redonner de la vitalité à nos langue et culture.

Pouvez-vous nous résumer l'apport de Mouloud Mammeri en faveur de la promotion de la langue amazighe, aussi bien au plan linguistique que dans le domaine de la littérature orale, notamment la poésie kabyle ancienne ainsi que dans d'autres travaux, ayant trait à l'amazighité, qui sont les siens?
Fondamentalement, Mammeri a doté tamazight de deux livres majeurs qui ont facilité le travail des créateurs, qu'ils soient écrivains, linguistes ou animateurs culturels: Tajerrumt n tmazight et le lexique berbère. Il a largement décomplexé le rapport que nous entretenons à nous-mêmes en encourageant les militants à construire une langue kabyle vivante porteuse d'une identité dynamique qui puisse nous inscrire dans la modernité, au même titre que les autres sociétés humaines. Pour lui, tous les vecteurs doivent être exploités. Que Idir, à la suite de Taos Amrouche, fasse découvrir au monde entier nos chants d'une manière agréable le réjouit. En rendant Molière familier aux Kabyles, Mohia a montré le chemin de la résistance face à la menace de l'uniformisme: l'ivresse de la création théâtrale et l'alimentation de la culture et de la langue par l'emprunt et l'adaptation.

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