Raï, oh ! Ma déraison de Mohammed Kali
Les tiraillements d’une musique
Les discours antinomiques continuent d’alimenter les débats autour du raï, ce genre musical à la fois populaire et social, dont les origines demeurent enveloppées d’un certain mystère.

Par Ines HAYOUNI
Les textes de cette musique ne cessent d’être le théâtre d’un tiraillement incessant entre deux visions : d’une part, une Algérie soucieuse de promouvoir un art épuré, et d’autre part, une revendication de l’écriture et de l’interprétation comme miroirs fidèles de toutes les réalités sociales, même les plus crues.
Si ma curiosité pour le raï a germé dans mon amour pour la poésie, mes premières recherches sur ce genre se sont révélées ardues et semées d’embûches. Des discours contradictoires sur ses origines, une rareté inquiétante des sources, et des définitions souvent imprécises quant aux distinctions entre les sous-genres qui composent ce mouvement musical : voilà les obstacles qui m’attendaient. Néanmoins, les écrits de figures telles que la sociolinguiste Marie Virolle et le professeur Hadj Miliani, m’ont offert quelques éclairages précieux.
En tant qu’auteure, j’éprouvais une profonde tristesse face à l’absence de reconnaissance littéraire accordée à cette « voix rauque » qu’est le raï, une voix qui porte pourtant les vérités d’une identité sociale intemporelle. Quelle ne fut donc pas ma joie en découvrant la publication de Raï, oh ! Ma déraison de Mohammed Kali, édité par Chihab en 2024. Cet ouvrage, présenté lors du Sila, s’affirme comme une entreprise audacieuse, visant à cartographier les méandres d’un passé rocailleux pour en extraire une trame robuste et léguer un véritable héritage culturel.
Le raï fascine, même lorsqu’il reste incompris. Mohammed Kali le décrit avec une justesse désarmante : « Un genre qui, dans son expression originelle, réunit une musique nue et des paroles nues, traduisant avec authenticité la plainte, le cri, la liesse, mais aussi l’humour. »
Je dois avouer qu’avant d’entamer cette lecture, j’étais animée de certains préjugés. Je craignais de retrouver une énième répétition des discours usés, centrés sur les lieux communs et les figures incontournables du raï. Pourtant, le livre m’a prise à contre-pied : il dissèque avec rigueur les contextes socio-économiques ayant présidé à l’émergence de ce genre, en répondant à des interrogations fondamentales, comme celle de son ancrage en Oranie.
Mohammed Kali commence par déconstruire les croyances les plus répandues. À travers des recherches minutieuses, enrichies de références scrupuleusement annotées, il démontre que le raï puise ses origines dans le hawfi aroubi, un chant féminin lié au quotidien rural et non, comme on le croit souvent, au melhoun. Ces mélodies improvisées accompagnaient les femmes lors des travaux quotidiens, notamment lors des touiza — ces moments de solidarité où l’on se réunissait pour rouler le couscous. Ce qui était jadis fredonné dans l’intimité s’est modernisé à travers les vendanges imposées par la colonisation, où les voix féminines exprimaient un mal-être économique et social profond, empreint de mélancolie, caractéristique indélébile du raï.
L’auteur retrace avec précision cette trajectoire historique, où l’Ouest algérien, pivot de la viticulture coloniale, a vu le raï adopter une politique expansionniste. C’est alors que les flûtistes bergers rejoignirent les cheikhate dans un foisonnement musical au carrefour des plaines oranaises.
L’un des points forts de l’ouvrage réside dans l’attention accordée au raï trab, ce genre jugé trop cru, mais qui permit d’exporter la culture musicale rurale algérienne, notamment grâce à Cheikha Remitti. Mohammed Kali restitue avec brio le décor social de l’époque : les rituels propres aux cheikhate, leur tenue vestimentaire, leur manière de jouer, ainsi que leurs relations avec les troubadours et musiciens. Parmi les figures évoquées, Cheikha El Ouachma, autrice de textes emblématiques tels que « Sid El Hakem, win daye khayi win », apparaît comme une voix de révolte contre l’injustice coloniale.
Quant à Cheikha Remitti, figure immortelle du raï, son art puise dans une réalité émotionnellement corrosive. Marie Virolle, qui a abondamment documenté le raï, écrit à son sujet : « Grande dame, elle assume sans atermoiements la marginalité des poètes maudits. Elle incarne, sans effets superflus, la parole provocante d’une Algérie populaire. »
N’est-ce pas là l’essence même du raïman/woman ? Une âme insoumise qui continue de séduire et de résonner dans les tréfonds d’une société marginalisée, des décennies après sa naissance.
Le raï, fruit d’une expression poétique née dans un contexte rural avant d’être urbanisé, est ici analysé dans toute sa complexité et sa richesse identitaire, profondément enracinées dans le patrimoine algérien. Kali offre également un compte rendu détaillé des distinctions entre les différentes déclinaisons du genre, qu’il s’agisse du raï bédoui, du raï asri ou de leurs multiples variations.
Ce qui distingue l’œuvre de Mohammed Kali, c’est l’ampleur et la minutie de son travail d’investigation, mené avec persévérance sur plusieurs décennies. Il nous éclaire sur les prémices de la modernisation du raï dans les années 1970, notamment à travers la figure de Messaoud Bellemou, pionnier ayant introduit le saxophone et la trompette dans des compositions à succès. Kali évoque aussi Boutaïba Sghir, dont la voix unique et les textes marquants incarnent l’âge d’or d’une génération d’auteurs-compositeurs modernes.
Toutefois, cet âge d’or est suivi par une période où le raï, en pleine expansion, devient un produit de masse. Les éditeurs adoptent une logique de production à la chaîne, multipliant les reprises et standardisant les créations. Cette évolution soulève une question que beaucoup se posent : qui écrivait ces chansons que l’on fredonne encore aujourd’hui ? Mohammed Kali y répond avec précision, en mettant en lumière le caractère collectif de cette écriture. Abdallah Ghorbal, musicien et compositeur, explique : « Question paroles, le point de départ d’une chanson est une idée, une maxime puisée dans le langage populaire, avec une formule choc pour l’accroche. (...) L’idée du mien et du tien ne nous effleurait pas l’esprit. On était dans le plaisir du partage. »
Journaliste aguerri, Mohammed Kali guide le lecteur à travers l’évolution du raï, en soulignant ses balbutiements dans les festivals de musique, ses premières diffusions timides dans les médias et les hommages rendus aux acteurs de cette révolution musicale.
En 1980, le raï commence à être considéré comme politiquement correct grâce au colonel Senoussi, bien que cette consécration n’éteigne pas les controverses. Rejeté par les conservateurs comme une forme d’art «dégénérée» et méprisée par les libéraux pour sa prétendue pauvreté esthétique, le raï finit pourtant par atteindre une apothéose symbolique en 1986, lorsqu’il devient l’unique représentant de la chanson algérienne lors de « La Quinzaine Culturelle Algérienne » à Paris.
Le livre s’achève en évoquant la résurgence contemporaine du raï, marquée par son inscription au patrimoine immatériel de l’Unesco et l’engouement suscité par des artistes internationaux tels que DJ Snake.
En définitive, Raï, Oh ! Ma Déraison est une fresque ambitieuse et exhaustive. L’ouvrage, à la croisée de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie et de l’économie, retrace avec brio les métamorphoses du raï jusqu’à l’ère numérique. Mohammed Kali mêle anecdotes oubliées et vérités enfouies, redonnant une visibilité méritée à des figures souvent occultées.