Taos Amrouche
La femme mémoire
Qui, parmi la nouvelle génération, connaît vraiment Taos Amrouche, cette femme devenue une légende, un mythe, au même titre que Mouloud Mammeri ou Kateb Yacine ? Qui connaît son parcours, les épreuves qu’elle a traversées au cours de sa vie semblable à celle d’un personnage de théâtre grec, l’itinéraire de sa famille marquée par le déracinement et l’exil ?

Par Slimane SAADOUN
Marie-Louise Taos Amrouche est née à Tunis en 1913 de Marguerite Fadhma At Mansour et d'Antoine Belkacem Amrouche, originaires d'Ighil Ali (Béjaïa), et meurt à Saint-Michel-L'Observatoire (France), le 2 avril 1976. Partie à 18 ans à Paris pour entrer à l'Ecole normale, elle est vite confrontée aux difficultés d'adaptation dans un milieu qui n'accepte pas sa différence. Elle abandonne au bout de deux mois et écrit vers le milieu des années 1930, son premier roman qui parait en 1947, Jacinthe noire, autobiographique comme les suivants du reste, dans lequel elle raconte cette expérience. Très tôt, comme son frère Jean Lmouhouv Amrouche, poète et journaliste (il a servi d'intermédiaire entre le FLN et le général de Gaulle), elle se découvre une autre passion, celle du chant et de la collecte du patrimoine culturel berbère et en particulier kabyle..
Elle écrira trois autres romans tous marqués par la douleur de l'exil et l'écartèlement entre ses deux cultures, tous autobiographiques: Rue des Tambourins en 1960, dans lequel elle parle de son enfance à Tunis, L'Amant imaginaire en 1975 écrit sous forme de journal intime dans lequel elle décrit sa souffrance de femme et Solitude ma mère publié à titre posthume en 1995. Son célèbre recueil de légendes, contes, poèmes et proverbes de Kabylie, Le grain magique, parait en 1966. Carnets intimes est publié à titre posthume en 1995.
Nous lui devons la sauvegarde d'un riche patrimoine kabyle et amazigh sous forme de disques: Chants berbères de Kabylie, Chants de procession, méditations et danses sacrées berbères, Chants de l'Atlas. Traditions millénaires des Berbères et Chants berbères de la meule et du berceau, etc.
Le mérite de Taos Amrouche (et notre dette envers elle) est qu'elle a sauvé de l'oubli et fait découvrir et connaître le chant et la culture amazighs à travers le monde, participant à des festivals et donnant des concerts dans de multiples villes: Paris, Florence, Rabat, Tunis, Dakar, etc. sauf à Alger où elle s'est rendue sans y être invitée au Festival panafricain en juillet 1969, et où elle a été tenue à l'écart et ignorée. Grâce à l'initiative du Groupe d'Etudes berbères de Ben Aknoun, elle a chanté devant des étudiants.
Les critiques littéraires soulignent une caractéristique du roman nord-africain d'expression française: la plupart des écrivains, notamment durant la période coloniale recourent à l'autobiographie. Comme R. Boudjedra qui estime que l'écrivain ne parle jamais que de lui-même, Taos Amrouche disait qu' «Il n'y a de livre qu'autobiographique».
C'est ainsi que ses oeuvres romanesques, quatre romans et un journal intime, auxquels elle a donné le titre générique de Moissons d'exil correspondent chacune à une période précise de sa vie. Alors que son deuxième roman Rue des Tambourins» raconte son enfance dans sa famille à Tunis, dans Jacinthe noire, Taos Amrouche relate une tranche de vie de deux mois qui correspond à la période qu'elle a passée dans une pension à Paris au cours de laquelle elle a pris conscience de la difficulté à communiquer avec les autres du fait de sa différence.
L'amant imaginaire est le récit sous forme de journal intime d'un amour impossible, d'une passion éprouvée par une femme mariée pour un écrivain célèbre qui la dédaigne.
Solitude ma mère!», dans lequel il est difficile de distinguer la fiction du vécu réel, et dans lequel on retrouve l'Aména de L'amant imaginaire, décrit la solitude et les relations tourmentées d'une femme muûe avec les hommes.
C'est une longue complainte douloureuse d'une suite d'histoires d'amour inabouties du fait en grande partie de l'impossibilité de communiquer, de l'appartenance à une double culture et de l'acharnement à s'investir tout entière dans sa passion. Les chapitres du roman portent chacun le nom d'un amoureux ou d'un ami et constituent une suite d'histoires et d'expériences douloureuses. La lecture du roman s'achève sur un goût d'inachevé, un sentiment d'injustice envers l'héroïne chaque fois déçue dans sa quête du bonheur.
Nous retrouvons dans Solitude ma mère! les thématiques déjà présentes dans les autres romans et, notamment dans L'amant imaginaire : dans un style fluide qui rappelle celui des auteurs français du début du XXe siècle et qui peut parfois paraître désuet, Taos parle merveilleusement bien et avec passion de son double exil, de son déracinement culturel et géographique, de la quête de ses racines, de la revendication de sa différence, de sa solitude, de son engagement en faveur de l'émancipation des femmes. Suivant les traces de sa mère, Fadhma At Mansour Amrouche, à propos de qui Kateb Yacine écrivait dans sa préface à Histoire de ma vie : «Il s'agit d'un défi aux bouches cousues: c'est la première fois qu'une femme d'Algérie ose écrire ce qu'elle a vécu, sans fausse pudeur et sans détour», Taos
«bouleverse les codes culturels.
Elle s'affirme dans des oeuvres autocentrées sur le moi omniprésent. Ce sont les romans de la rébellion contre la négation de la femme. Et, au-delà, c'est «l'appel à la tribu» estime Djoher Amhis-Ouksel. Les plus grands noms de la littérature française, Camus, Gide, Giono, ont reconnu son talent, et Mohammed Khair-Eddine saluait en elle «la femme mémoire, chrétienne par les hasards d'une histoire douloureuse». Taos reste dans notre représentation collective celle qui a porté dans le monde la voix de la culture kabyle et plus généralement de toute l'Afrique du Nord dont elle revendiquait l'amazighité. Son oeuvre romanesque est moins connue du public que son action de sauvegarde du patrimoine berbère, précieux héritage qu'elle a laissé à la postérité: son recueil de poèmes et de contes kabyles Le grain magique directement recueillis auprès de sa mère, ses récitals, sa discographie. C'est cependant son oeuvre romanesque qui dévoile le mieux le tragique de sa vie qui constitue en elle-même, en vérité, un véritable roman. Son action de sauvegarde de la mémoire kabyle la rongeait, l'épuisait, la poussait à aller au bout d'elle-même, selon les dires de sa fille Laurence, mais ce sont ses romans qui racontent le côté clair et sombre de son intimité.
Ses romans portent la marque de la quête d'elle-même, de ses racines, de la difficulté à communiquer avec les autres, du déchirement entre ses deux cultures, celle de ses origines et celle que la trajectoire de sa famille lui a inculquée.
Dans chaque roman transparaît un sentiment de marginalisation et de transplantation. Au fil de ses romans, elle prend conscience de son «hybridité» et cherche avec plus de force à retrouver ses racines amazighes. «Je ne suis pas d'ici, dit Amena dans Solitude ma mère. Je suis d'Afrique». «Comme ma mère l'Afrique qui depuis des millénaires a été convoitée, violée par les invasions successives, mais se retrouve immuablement la même, comme elle, je suis demeurée intacte malgré mes tribulations.», dira encore Aména dans le même roman.
La quête précoce et permanente de son identité originelle, de ses racines, peut se lire à travers la signature de ses oeuvres: ses romans ont porté successivement le nom de Marie Louise Amrouche (Jacinthe noire), puis Marguerite Taos Amrouche (Marguerite était le prénom chrétien de sa mère) pour La rue des Tambourins, elle a fini par le choix définitif de Taos Amrouche pour les suivants.
Prénom des origines et des racines qu'elle a porté fièrement jusqu'à sa mort. Terminons par une citation de Djoher Amhis-Ouksel: «L'acte d'écriture est une nécessité pour son équilibre, pour évacuer cette souffrance accumulée depuis son enfance...Les romans de Taos Amrouche sont des romans de la passion, de la révolte, du désir de vie, de la démesure qui mettent en lumière les contradictions d'une jeune femme, victime d'une histoire qu'elle n'a pas choisie».
Et un extrait de La rue des TambourinsdeTaos Amrouche: «Que je me trouve au milieu de compagnes musulmanes ou françaises, j'étais seule de mon espèce. Aussi loin que je remonte dans le souvenir, je découvre cette douleur inconsolable de ne pouvoir m'intégrer aux autres, d'être toujours en marge».
écrivain