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Yasmina Khadra à L'Expression

«Je suis traduit en 58 langues dans 62 pays»

Dans cet entretien, Yasmina Khadra, l’écrivain algérien le plus traduit dans le monde, le plus lu également, parle de sa tournée en Algérie, de son dernier roman Cœur-d’amande et revient sur plusieurs autres sujets littéraires, notamment son parcours dans l’écriture romanesque qui s’étale sur plus de quarante ans.

L'Expression: Votre tournée en Algérie pour présenter et dédicacer votre nouveau roman Coeur-d'amande (Éditions Casbah) a été couronnée d'un succès qui a surpris plus d'un. Est-ce que vous vous y attendiez?
Yasmina Khadra: J'ai toujours été accueilli avec la même ferveur partout en Algérie, de Tizi Ouzou à Bou Saâda, et de Constantine à Mostaganem. Et cela ne me surprend pas. Les Algériens me soutiennent avec un enthousiasme sans cesse grandissant. Ils savent le combat que je mène et mesurent pleinement la portée de mon travail d'écrivain. Ils sont surtout fiers de l'image de notre littérature que je déploie aux quatre coins de la planète, dans la dignité et dans la générosité.

Le choix de la ville de Boussaâda pour y animer une rencontre a été également quelque peu surprenant. On ne voit pas les écrivains y défiler contrairement aux autres villes, chefs-lieux de wilaya, où vous vous y êtes rendu. Pouvez-vous nous dire pourquoi Boussaâda et nous parler de l'ambiance qui y a prévalu?
Eh bien, nos écrivains ont tort de ne pas se rendre à Bousaâda et dans les villes du Sud. Les gens du Sud sont de grands poètes et des érudits. Je me suis enrichi de leur savoir. Ils ont tellement de choses à nous apprendre sur nous-mêmes. Leur authenticité est une leçon de vie qui transcende toutes les autres. Enfant du désert, je n'ai pas été surpris de l'engouement que mon passage à Bou- saada a suscité aussi bien chez les jeunes que chez les personnes de ma génération. Beaucoup de femmes étaient au rendez-vous. Cette oasis, que l'on croyait enclavée et quasiment fantomatique, s'est éveillée à sa vocation intrinsèque: la vénération du Verbe. J'en garde des souvenirs d'une rare beauté.

Nous avons remarqué la présence de toutes les tranches d'âges à ces quatre rencontres et une présence très forte des femmes. Comment un écrivain peut-il ratisser si large?
La fibre littéraire avive les âmes et les esprits sans distinction d'âge, de culture ou d'ethnie. Lorsqu'elle se connecte à une oeuvre qui lui parle, elle s'y dilue comme un morceau de sucre dans un verre d'eau. J'ai la chance d'avoir touché un lectorat à l'écoute de ma prose. Ma sensibilité et ma sincérité l'ont convaincu. C'est désormais à moi de maintenir le cap.

Avez-vous senti qu'il y a une différence palpable dans l'ambiance générale de ces rencontres ou bien sont-elles marquées par la même essence?
C'est la même ambiance. Partout, les voyants sont au vert, les salles pleines et le soutien indéfectible. À Sétif, à Skikda, à Béjaïa, à Oran, à Tlemcen, bref, dans la quinzaine de villes algériennes où je suis intervenu, l'accueil a été fantastique. Exactement le même qu'en Tunisie et au Maroc. Le Maghreb, voire l'Afrique m'insuffle une énergie à toute épreuve. Je suis la preuve que notre continent a du talent et qu'il suffit à nos États de s'en inspirer pour que les bonnes choses arrivent enfin. Si l'Afrique veut se reprendre en main, elle ne doit pas laisser ses élites à la portée de ses ennemis.

Bien sûr, ce n'est pas la première fois que vos sorties en Algérie sont accueillies avec une telle ferveur et un si grand nombre de lectrices et de lecteurs. Mais cette tournée semble revêtir pour vous un cachet tout particulier, pourquoi?
J'avais besoin de rentrer au pays. Je devais me produire à Pordenone (Festival Dedica/ Italie), du 22 au 26 octobre, où tout un programme m'attendait dans plusieurs écoles et universités. J'ai dû reporter la tournée pour retrouver les miens et me ressourcer. Tout simplement.

Nous avons aussi remarqué que les personnes venues à vos rencontres ne sont pas seulement des lecteurs. Il y a une sorte de complicité, de communion et d'harmonie entre vous et eux. Comment ce genre de relation naît-elle entre un romancier et des lecteurs qui vous rencontrent peut-être pour la première fois, pour la majorité d'entre eux?
Ce sont des connexions qui s'établissent d'elles-mêmes. Comment? Je n'en sais rien. Peut-être parce que j'aime les gens, et mon lectorat en particulier. Il y a une telle symbiose entre mon public et moi que la magie étonne jusqu'aux libraires, m'avoue-t-on dans les salons du livre à travers le monde. Quant au succès, c'est une rencontre de troisième type. Le plus dur, c'est d'en être digne. Plus dur encore, c'est de le conserver. Une chose est sûre: quand on a des clubs fans au Mexique, au Brésil, en Arménie, au Bengladesh, pour ne citer que ces contrées lointaines, ce n'est plus vraiment une question de chance.

Revenons à Coeur-d'amande, si vous permettez. Vous avez révélé que ce roman a été écrit simultanément avec Les Vertueux. Pourtant, les deux livres appartiennent à des registres totalement différents, pouvez-vous nous expliquer cela?
Il n'y a pas d'explications probantes. Je n'ai pas peur de prendre des risques et de me diversifier. C'est peut-être dans ma nature. C'est extrêmement rare en littérature, mais cela ne me pose aucun problème. Quand j'écris, je disparais de la réalité pour me réinventer dans la fiction, et chaque fiction développe, chez moi, un rythme et une atmosphère propres à elle. Vous lisez Cousine K, rien à voir avec L'Olympe des infortunes; Les Vertueux se situe aux antipodes de Morituri; La Dernière nuit du Raïs est totalement différent de L'Outrage fait à Sarah Ikker. Je parviens à trouver un style pour chaque ouvrage. Cela est probablement dû à ma fascination pour toutes les littératures du monde; chacune d'elles m'a éveillé à ses codes.

Coeur-d'amande a été écrit, en partie, pour satisfaire la demande de votre lectorat français qui n'a eu de cesse de vous solliciter pour la rédaction d'un roman qui se déroulerait dans leur pays. Mais ceci n'aurait pas suffi si l'inspiration n'avait pas accompagné le désir d'écrire ce roman. N'est-ce pas?
Tout à fait. On peut m'offrir des a-valoir faramineux pour un projet précis, l'inspiration ne suivra pas. Je n'écris pas sur commande. Je le voudrais que je ne pourrais pas. Il faut que je sois partant à cent pour cent pour que les choses se mettent en place, or aucune commande ne pourrait me mobiliser à cent pour cent. Je ne considère pas la demande de mon lectorat comme une commande, mais comme une attente. C'est avec bonheur que je cède à son besoin. C'est mon lectorat qui a fait de moi l'écrivain que je suis. Je lui dois tout, y compris mon art et ma passion. Je ne lui refuse rien. J'ai écrit deux romans pour lui prouver ma gratitude: L'Outrage fait à Sarah Ikker, (les femmes de Tanger m'ont demandé d'écrire une histoire qui se passe dans leur ville), et Coeur-d'Amande que mon lectorat français attendait depuis des lustres.

Pouvez-vous nous révéler qui vous a inspiré le personnage si exceptionnel de Nestor alias Coeur-d'amande?
Un nain que j'ai connu à Fouka-Marine dans les années 1970, alors que je négociais douloureusement ma puberté à l'école des Cadets de Koléa. Il se prénommait Rachid. Je l'ai rencontré sur la plage, un dimanche caniculaire. Notre rencontre s'était mal passée au début. On aurait dit une collision. Nos susceptibilités étaient trop fortes. Puis nous avions appris à mieux nous connaître. Rachid en avait bavé dans sa jeune existence. Mais cela ne l'avait pas asséché. Sa disgrâce physique l'avait rendu philosophe. Il ne se posait pas les mauvaises questions et avait réponse aux choses essentielles de ce monde. Nous étions les enfants d'une même blessure, moi ravi à ma famille, et lui à la société. Notre amitié avait duré quelques mois. Puis, je l'ai perdu de vue. Mais son souvenir m'accompagne à ce jour. C'est lui qui m'a inspiré Nestor.

Votre roman parle de la vie des petites gens. Mais au fil des pages, ces personnages finissent par apparaître également comme des héros. Ils ont même droit au bonheur, fugace, certes, mais bonheur quand même. Pouvez-vous nous en dire plus?
J'ai écrit quelque part: «Les nains (dans le sens de «petites gens»); les nains sont ces géants que l'on prend de si haut qu'on ne les voit presque pas». Je le pense au plus profond de moi. Les «petites gens» sont plus proches de leur humanité que les gros bonnets, les décideurs et les idoles. Ces gens-là l'ignorent peut-être, mais ils ont opté pour ce qui compte le plus dans la vie: la solidarité, l'humilité, la camaraderie et le partage, ces vertus qui les préservent de la rapacité et de la folie des grandeurs.

Vous avez écrit une trentaine de romans, traduits dans le monde entier. À force d'être aussi talentueux et prolifique, un écrivain de votre stature peut-il sentir un jour qu'il n'a plus rien à dire après avoir écrit tant?
Lorsque je n'aurai plus rien à dire, je rangerai mon stylo et ouvrirai le livre des autres.

Une célébrité telle que la vôtre a-t-elle des aspects que l'on pourrait qualifier de négatifs?
Bien sûr. Là où vous êtes encensé, d'autres vous enfument, tel est l'équilibre des choses. Je suscite autant d'amour que de haine. Et c'est précisément là où se situe la véritable unité de mesure de votre talent. Si l'amour est aussi dense que l'animosité que vous suscitez, c'est la preuve que vous méritez pleinement votre aura.

Dans l'ensemble de votre oeuvre, vous avez traversé le globe entier. Pourquoi ce besoin de passer d'un pays et d'un continent à un autre dans chacun de vos romans?
J'ai voulu savoir si mon succès reposait sur le drame que mon pays subissait lors de la décennie noire ou bien sur mon talent. Pour en avoir le coeur net, il me fallait sortir de notre tragédie nationale et interroger le reste du monde. La réponse a été sans appel. C'est Les Hirondelles de Kaboul, puis L'Attentat ensuite, Les Sirènes de Bagdad qui vont attester que je dois ma réussite à mon travail d'écrivain, et à rien d'autre.

Est-ce qu'il vous arrive de relire vos romans? Pourquoi? Qu'est-ce qui se passe en vous en les relisant?
Je ne fais que ça. D'abord pour m'améliorer, ensuite pour tenter de transcender. Lorsqu'on est algérien évoluant dans un milieu littéraire hostile, outrageusement sélectif et arbitraire, voire raciste et jaloux, l'excellence ne suffit pas, il faut être exceptionnel. Aussi, chaque fois je me relis, je me dois de découvrir une nouvelle voie pour aller plus loin.

Vous avez dit plus d'une fois que Les Vertueux est votre meilleur roman à tout point de vue. Depuis, avez-vous eu l'occasion de discuter avec des lecteurs, des critiques, des universitaires et des journalistes sur ce point?
Ont-ils été d'accord avec vous sur ce point ou bien ont-ils opté pour d'autres romans plutôt que pour Les Vertueux?
Beaucoup de mon lectorat sont d'accord avec moi, même si d'autres préfèrent Ce que le jour doit à la nuit ou bien L'Attentat ou encore Les Anges meurent de nos blessures, ce qui me ravit et certifie que je n'ai pas écrit qu'un seul et unique livre de références.

Quand on atteint la réussite qui est la vôtre, on devient comblé. Est-ce que Yasmina Khadra est un écrivain comblé?
Comblé, assurément. Etre traduit dans 62 pays en 58 langues, malgré tant «d'interdits» et d'exclusion, il y a de quoi être fier, je suppose. Mais, je reste toujours en quête d'un bonheur plus grand, celui que l'on partage avec les siens, celui qui rassemble les Algériennes et les Algériens autour d'un même idéal, et ce bonheur-là reste à inventer.

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