L’Oriental
Le propre du montagnard, qui a vécu avant novembre 1954, est de ne pas avoir été longtemps en contact avec des pieds-noirs, pour la seule et bonne raison qu´à la montagne, il n´y a rien à gratter. Donc, les colons et leurs annexes sont restés dans la plaine ou les grandes villes. Même dans la petite ville qu´était Tizi Ouzou, où je fus mis en pension pour suivre mes études secondaires au collège, je n´ai pas connu beaucoup de pieds-noirs. Seulement, parmi les rares élèves qui pouvaient répondre à ce vocable, il y en a un dont je garde un affectueux souvenir. Il s´appelle Fernand Meyzer. Sa gentillesse, il la tenait certainement de son père, qui était agent agréé de Panhard et Levassor à Tizi Ouzou. Il était aussi militant communiste et avait connu la prison à Fort-National, quand le pouvoir colonial français croyait (et il n´avait pas tort) que communisme et anticolonialisme avaient partie liée.
Fernand Meyzer (Nado, comme on l´appelait), était le plus proche des Algériens qu´il considérait comme camarades de classe au même titre que les autres élèves de souche européenne qui vivaient en cercle fermé et se montraient méfiants des indigènes à cause des «événements» qui agitaient le pays. Bref, Meyzer fut le seul à inviter chez lui ses camarades kabyles et à leur offrir un apéritif. Il resta en Kabylie à Tigzirt-sur-mer, jusqu´à ce qu´il reçoive des menaces émanant des terroristes.
C´est l´irruption d´Enrico Macias sur la scène médiatique algérienne qui m´a fait penser à Meyzer. Il m´avait fait écouter Adieu mon pays et m´avait dit: «Ce chanteur ira très loin.» Il n´avait pas tort.
Enrico Macias, fort de l´héritage culturel de la communauté qui l´a produit, a eu une très riche carrière. Sa voix, son répertoire très varié, son style qu´il emprunte aux trois cultures qui ont contribué à sa formation et son accent ont fait de lui un artiste accepté, aimé de tous ou haï de quelques-uns...
Il a débuté sa carrière avec un sens aigu des affaires: il a chanté d´abord la nostalgie de ceux qui avaient quitté l´Algérie dans le désordre et le dénuement pour la plupart d´entre eux. La communauté des pieds-noirs se retrouvait en lui qui chantait l´exil forcé, comme l´ont chanté avant lui Slimane Azem et El Hasnaoui. Cultivant l´émotion des gens déracinés, il bénéficiera toujours de la sympathie et de l´appui de cette communauté qui avait été si mal accueillie par le pouvoir métropolitain et trahie par les responsables OAS. Il multipliera les messages identitaires ou la nostalgie déchirante dans des chansons comme Constantine, L´Oriental, Le Juif espagnol, La France de mon enfance, L´Ile du Rhône...tout en faisant des appels du pied ou des clins d´oeil de complicité aux patos dans des chansons comme Les Gens du Nord, Toi Paris, tu m´as pris dans tes bras...Il chantera des bluettes comme tous les artistes qui ont intérêt à être adoptés par la famille. Il sera vigilant par rapport à la morale et ne jouera jamais ni les révoltés ni les anticonformistes. Cependant, cela ne l´empêchera pas de défendre les bonnes causes comme l´enfance maltraitée (Malheur à celui qui blesse un enfant) qui lui vaudra sa désignation par Kurt Waldheim, comme ambassadeur de l´ONU.
Chantre de la fraternité humaine (Enfants de tous pays), il ne cessera cependant de soutenir l´Etat d´Israël. Il pleurera la mort de Sadate (Un berger vient de tomber). Le riche répertoire d´Enrico Macias lui permettra d´illustrer toutes les heureuses occasions de la vie. Il n´y a que les Palestiniens qui n´y trouveront sujet à célébration. Aux dernières nouvelles, le voyage de Macias en Algérie aura capoté pour la deuxième fois: la polémique soulevée n´aura pas été inutile, car il faut avant tout rappeler que La France de notre enfance ne fut pas la même pour tous.