De la tablette coranique à la tablette numérique !
Entre la tablette coranique et la tablette numérique s’inscrit toute l’histoire de l’intelligentsia algérienne du début du XXe siècle jusqu’au jour d’aujourd’hui. Nous sommes tous nés de l’encre traditionnelle de la tablette coranique ! Enfant, je n’avais que quatre ans à peine quand mon frère aîné m’avait conduit, pour la première fois, à l’école coranique. Dans la vie, il y a toujours une première fois ! Déstabilisé, depuis le seuil, j’ai fixé cette salle d’une trentaine de mètres carrés où s’entassait une vingtaine d’enfants. Hésitant, j’ai retiré mes chaussures, pieds nusje me suis avancé deux pas sur une natte d’alfa vers le féqih.Soudain, les voix des disciples se sont tues. Le féqih a crié fort en leur demandant de continuer à réciter à voix haute !Aussitôt, j’ai remarqué que le pied du féqih lui manquait un doigt, et cela m’a fait peur ! Assis face au féqih Ssi Ahmed Ouhamdane, je fixais ma tablette coranique magique avec une admiration vague et inexplicable. Ma tablette ; une sorte de planche rectangulaire lisse et fissurée sur les bords, je l’ai héritée de mon frère ainé qui, à son tour, l’a héritée de notre père.
Le Féqih a écrit sur ma tablettela première lettre,c’était le «Alif». Il me l’a remise en me demandant de le transcrire plusieurs fois. J’ai pris le calame fait de roseau, je l’ai trempé dans un encrier rempli de « smaq ». J’ai dessiné le alif incliné, mais petit à petit je suis parvenu à l’écrire debout et droit. Puis vient la lettre B et T et les autres. Au bout de deux semaines je e suis arrivé à écrire et à apprendre l’alphabet de la langue d’Allah. À la maison, en m’écoutant réciter l’alphabet intégral, mon père était fier de moi et ma mère aussi. Après l’épreuve de l’alphabet, j’ai commencé mon voyage avec les textes de «la parole d’Allah». La première expression que je me suis parvenu à l’écrire sur ma tablette c’était : Bismia llaharrahmanearrahim suivie de sourate Al Fatiha. Lorsque j’ai appris cette dernière par cœur, le feqih m’a donné de d’argile « Salasalen » m’ordonnant d’effacer la sourate !J’ai brossé ma tablette, et les lettres et les mots d’Allah ont disparu !J’ai ressenti une peur teintée de tristesse, comment oserais-je effacer les paroles de Dieu ? Anxieux, je n’ai pas dormi toute la nuit.Le lendemain,en écrivant unenouvelle sourate je me suis senti soulagé ! En cachette, j’ai embrassé ma tablette coranique. Quand j’ai appris le premier chapitre Hizb du Livre d’Allah ;ma tablette entre les mains, à la tête d’un petit groupe de « gnadiz », d’apprenants, nous sommes sortis dans les ruelles du village pour faire le porte-à-porte, tout en psalmodiant des versets coraniques. Les femmes m’offraient des œufs et les hommes me donnaient de petites pièces de monnaie, un douro ou deux.
Pendant toute la durée que j’ai passée avec ma tablette coranique, je n’ai jamais saisi le sens de ce que j’apprenais par cœur, mais, en permanence, j’étais hanté par crainte envers tout ce que j’écrivais sur ma tablette. Et je me suis souvent demandé : Allah est-il un amour ou une peur ? En réalité, je le craignais plus que je ne l’aimais. Je ne savais pas pourquoi !
Après la période de la tablette coranique, me voici dans une classe d’école républicaine où tout est nouveau et différent ; un cartable, des cahiers, des livres, un plumier, le tablier.Un autre monde s’ouvre devant moi. L’ère de la tablette coranique s’éloigne. Dans ma nouvelle école, le maître était une femme, une belle jeune femme souriante, élégante et parfumée. Elle ne porte pas de bâton à la main, ne menaçant personne.Le premier jour de ma rentrée, elle m’a pris dans ses bras, j’ai ressenti un sentiment étrange. Dans notre classe, il y avait des fenêtres, un tableau noir, des images d’animaux et d’oiseaux collées aux murs et le drapeau national. La tablette coranique a disparu.
Dans cette école républicaine une nouvelle langue avec d’autres mots s’installe sur ma langue, dans mes cahiers et dans mes livres scolaires : verre, ballon, tigre, papillon, porte, saison, savon, poisson, chat, docteur, orange, colombe, arbre, chat, carotte, rose… Année après année, je me rendais compte qu’à chaque fois que je me noyais dans cette langue scolaire, je m’éloignais de celle de ma mère. Entre la langue de la maîtresse et celle de ma mère, une distance étrange s’installe ! La langue avec laquelle je lisais et écrivais ne me permettait pas de parler à ma mère de manière fluide et transparente.
Le monde s’ouvre dans des nouveaux mots qui s’accumulent jour après jour, texte après texte. Un jour, une nouvelle maîtresse pointa dans notre classe. Le directeur nous a informés qu’elle sera notre enseignante de la langue française. Me voici devant une autre langue, une autre aventure, avec d’autres lettres, d’autres mots, d’autres livres, d’autres noms qui diffèrent de nos noms locaux !
Quand j’ai oublié la langue maternelle ou presque, ma mère est décédée, quelques mois plus tard, mon père l’a suivie. La politique s’est glissée dans le Livre d’Allah, les cœurs des fidèles ont été dépourvus de leur foi simple et sincère. La télévision est rentrée dans nos maisons avec le JT de 20 heures et les feuilletons égyptiens, turcs et américains. Les stars prédicateurs distribuent aux fidèles des tickets pour se rendre au paradis ou en enfer ! Et moi je n’arrêtais pas de penser à ma tablette coranique et à mon feqih Si Ahmed Ouhamdane. Le téléphone cellulaire est arrivé dans le village, puis Internet et les réseaux sociaux, les valeurs sociales et culturelles sont bouleversées. La tablette numérique a débarqué dans quelques écoles comme moyen d’éducation. Petit à petit les livres, les cahiers et les stylos commencent à disparaître. Personne ne se souvient de la magie de la tablette coranique ! Au cours d’un siècle de culture, de politique et d’éducation, des générations d’élites successives sont nées de la matrice de la tablette coranique en bois lisse avec la parole d’Allah. Aujourd’hui une autre ère débute, celle de la tablette numérique qui contient les encyclopédies, les actualités à temps réel, les films et bien d’autres richesses.
Oui, tout a changé, ma mère !