L'Expression

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VIES DES SAINTS MUSULMANS PAR ÉMILE DERMENGHEM (V ET FIN)

De la sagesse de l'homme

«Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme?» Le total mysticisme, à la fois ouvert et fermé, est un sentiment éprouvé et éprouvant, ineffable, autant difficile à expliquer qu'à comprendre.

Il m'a paru bien utile de terminer la présentation du fort instructif ouvrage intitulé Vies des Saints Musulmans (*) d'Émile Dermenghem par de larges extraits de quelques chapitres dont le contenu ne laisse pas indifférent, et donc il étonne et il éclaire. (Lire L'Expression des mercredis 8-15-22-29 juin 2016, page 21.) Il est courant de considérer le total et profond amour pour Dieu comme une attitude excessive et d'autant que la conduite de la personne est mue par toutes les démesures et dérèglements de sa raison, et figurant parfois tel triste personnage de quelque mauvais genre de tragi-comédie.
En islâm, et en bien des ahâdîthe et spécialement dans le Coran (par exemple: Sourate V, Verset 54), nous disent les spécialistes «l'amour de l'homme pour Dieu et de Dieu pour l'homme» est parfaitement attesté tout en précisant ses degrés divers. Toutefois, «Ceux qui croient sont les plus ardents en l'amour de Dieu (Sourate. II, Verset.165).» Ainsi, pouvons-nous lire dans Vies des Saints Musulmans par Émile Dermenghem, les extraits suivants de «vies de saints célèbres» signalés sous des intitulés très expressifs, et l'ensemble de ces «vies» sous le titre général «LES FOUS DE DIEU»:

«Les fous de Dieu»
Ce n'est sans doute point par hasard que la «folie», l'extravagance, l'humour, le non-conformisme ont un rôle si important dans la religion et la mystique. Il est entendu que beaucoup de saints sont magis admirandi quam imitandi et que le commun des hommes, voire des dévots, ne saurait pousser aussi loin qu'eux le manque de sérieux et de tenue. Ce n'est pas par hasard que l'abbé Bremond, humoriste à ses heures, aimait et comprenait si bien les mystiques. Aux humoristes, il avait trouvé un patron: saint Philippe de Néri, qui dansait dans les rues parce qu'il aimait mieux passer pour un fou que pour un saint. Ne prenant pas au sérieux le «monde», bien des mystiques ont voulu éviter d'être pris eux-mêmes au sérieux, ce qui est parfaitement dans la ligne de l'annihilation. Certains sont allés très loin dans cette voie. [...]

Les malamatis
En Orient, les originaux ne manquent pas; et nous trouvons d'abord une catégorie de saints qui font profession de mauvaise renommée et de non-conformisme. Noldeke a publié dans les Actes des saints syriaques, l'histoire d'un jeune homme et d'une jeune fille qui appliquaient à la lettre le conseil: «Parfumez-vous quand vous jeûnez.» Chastes en fait, ils menaient en apparence la vie de danseurs débauchés. Outre la volonté d'être sans paraître, peut-être y avait-il chez eux, à l'origine, un amour sensuel violemment sublimé. Dans les peuples d'islam (milieu où la pression sociale est particulièrement grande), certains mystiques érigèrent en système «la voie du blâme» (malâm), la méthode exactement opposée au pharisaïsme. Le célèbre cheikh Aboû Yazîd al-Bisthâmî (qu'Allah sanctifie son «secret»!), qui conseillait, pour atteindre la perfection, de se promener dans les souks en distribuant des noix aux gamins en échange de gifles, ne se faisait pas d'illusion: «Les plus éloignés de Dieu, disait-il, parmi les dévots, sont ceux qui parlent le plus de Lui...
Les gens les plus séparés de Dieu sont les ascètes par leur ascèse, les dévots par leur dévotion, les savants par leur science.» De même, Aboû Yaqoûb Yoûsouf ibn Housayn al-Râzî, le cheikh de Ray et des montagnes (Xe siècle), dont la méthode était la destruction de l'honneur, l'abandon de l'apparence et la recherche de la sincérité: «Les gens qui vitupèrent le monde sont ceux qui l'aiment le plus. Ils font de ce blâme un métier; et quel métier!» Et Aboû Otsman al-Hayr al-Nisâboûrî professait: «L'homme n'est parfait que quand le don et le refus, l'humiliation et l'honneur, sont devenus pour son coeur choses égales... Il faut être orgueilleux avec les riches et humbles avec les pauvres... Un orgueil bien placé est une humilité.» C'est sans doute dans un esprit analogue que le doux Yahya ibn Moâdz al-Râzî, après avoir porté des vêtements rapiécés, finit, dans sa vieillesse, par se vêtir de soie et d'étoffes fines. [...]

Mahboûl, Majnoûn, Majdzoûb
Le respect que les foules orientales ont pour la folie, au mystère non élucidé, les porte parfois à vénérer de vulgaires malades, de simples idiots ou de purs farceurs; mais aussi à apprécier comme il convient la poésie, l'inspiration, l'impulsion du moment, la spontanéité. Ce mendiant à demi-nu qui s'en va, marmottant des paroles confuses, n'est pas appelé mahboûl par beaucoup sans raison. Pourtant certains le vénèrent, tolèrent ses fantaisies, croient à sa «baraka». Il peut être majnoûn, possédé par un «jinn»; s'il devient furieux, on l'internera au mâristân et on le battra avec de gros roseaux légers faisant plus de peur que de mal, car on peut craindre les jnoûn, mais on n'a pas à les vénérer particulièrement. Il peut aussi être un majdzoûb, un attiré, jouet passif de l'attraction divine, dont l'esprit est au ciel, absorbé dans le monde des Réalités, tandis que son corps est encore en retard sur la terre. Il représente à sa façon l'aspect passif de la vie mystique, la primauté de la grâce, de la jadzba qui vaut tout le travail des hommes et des génies. On l'admirera jusque dans ses excentricités; on ne lui en voudra pas de négliger les ablutions rituelles et de mal observer les règles. Peut-être est-il l'un des saints cachés dont la vertu empêche le monde de crouler, par la bénédiction desquels tombe la pluie, germent les plantes, sont graciées les créatures. Peut-être, quand il disparaît au désert, est-il nourri par les lions, épouillé par les oiseaux durant son sommeil. Allahou aalem. Dieu en sait plus que nous à ce sujet. [...]

Un renversement des valeurs
La maxime que la sagesse de l'homme est folie pour Dieu ne signifie pas l'apologie de la schizophrénie et de la psychasthénie mais affirme la nécessité d'un renversement des valeurs, conséquence de la mort mystique, plus âpre et plus complet que celui préconisé par Nietzsche, d'une perpétuelle remise au point de la conception du monde (que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme?), d'un relativisme qui est la Raison même, car «si le fou persistait dans sa folie il deviendrait sage», dit William Blake.. La sagesse des ignorants est la folie des initiés et la sagesse des hommes est la folie des anges. De même qu' «il faut des hérétiques» pour maintenir l'orthodoxie, il faut de la folie pour contrôler la raison. [... Le monde et la société sont d'étonnantes conventions et de prodigieux «mensonges»; il faut que quelqu'un s'en aperçoive et crie sa stupéfaction. De cette convention le fou morbide s'évade par en bas par déficience, parce que son métabolisme laisse à désirer; le «fou de Dieu» s'échappe par en haut. Entre les deux, il peut y avoir parfois des ressemblances; des traits vraiment pathologiques peuvent exister chez d'authentiques mystiques; et des malades peuvent avoir des éclairs de génie; mais l'axe n'est pas le même et le dosage change tout. [...] À ces frontières parfois contestées, des cas troublants se présentent. Mais la vraie «folie» ne se contente pas de se dévoiler contre un aspect du monde; elle cherche le centre immobile qui permet l'universel mouvement. [...]Il ne suffit pas de nier, il faut dépasser, transcender. La vraie «folie» n'est la voie de la vie spirituelle, ne devient une forme supérieure de l'activité raisonnable que si elle vise, au-delà de la connaissance discursive, une connaissance possédante, savoureuse et unitive.
«La folie», sel de la terre Les traités de çoufisme et les recueils hagiographiques musulmans foisonnent d'anecdotes sur ces «fous de Dieu», solitaires, subtils, paradoxaux, initiés, juges de la réalité qu'ils regardent de loin. Parmi les premiers çoufis, un des plus remarquables fut assurément Dzoû'l Noûn al-Miçrî, auteur de la théorie des «états» et «stations» de l'itinéraire mystique. Cet Égyptien du IXe siècle voyagea comme nous l'avons vu, dans les déserts et les montagnes de son pays, de Syrie et de Palestine, à la recherche des anachorètes, parmi lesquels il rencontra un certain nombre de «fous». Le thème général est le suivant: Miçrî rencontre dans une solitude un personnage étrange avec lequel il a une brève conversation aux répliques acérées, qui lui récite quelques vers et lui donne un «conseil» condensé en une phrase courte aux arêtes vives que le visiteur emporte, pierre précieuse, dans son âme. Parfois le personnage meurt subitement en récitant un vers, dans la plénitude de son «instant».

Un rappel à l'ordre
Ce n'est pas sans raison que le Bouffon avait un si grand rôle dans les cours d'autrefois. C'était sa folie qui rappelait à l'ordre, qui remettait péremptoirement tout et tous à leur place, qui proclamait la «Vérité». Ce n'est pas non plus sans raison que le Bouffon, le Fou, a un si grand rôle dans les liturgies populaires traditionnelles telles que certaines danses des épées que l'on observe encore aujourd'hui dans des villages d'Autriche, d'Allemagne, d'Espagne, d'Italie, d'Angleterre et dans un hameau de France. C'est généralement le Fou qui est mis symboliquement à mort et ressuscité. C'est le Fou qui tient alors le rôle du Christ, si l'on peut dire. [...] Dans ces danses, le Fou non conformiste est moqué, maltraité, égorgé par les porteurs d'épées: ils sont des héros, lui est un vaurien, un va-nu-pieds, un fainéant; mais c'est de lui que vient le salut... [...] Et ce paradoxe rejoint la conscience aiguë de la contradiction immanente au monde dont nous parlions tout à l'heure, angoisse métaphysique qu'illustre une autre histoire de majdzoûb rapportée par Al-Yâfiî: Alî ibn Abdân connaissait un fou qui divaguait le jour et passait la nuit en prières. «Depuis combien de temps, lui demanda-t-il un jour, es-tu fou? - Depuis que je sais.»
(À mes lecteurs musulmans: Çahha ciyâmkoum wa Îd el fitr moubârak!)

(*) vies des saints musulmans par Émile Dermenghem Éditions Baconnier, Alger, 1942, 319 pages.

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